2. Morphologie et lexicologie

2.1. Intuition et étymologie

Le premier point concerne la différence entre intuition et étymologie. S’agissant de décrire la compétence des locuteurs, il convient de souligner tout d’abord que notre intuition sur les mots complexes n’est pas nécessairement en accord avec leur étymologie. Comparons à cet effet les deux couples suivants :

    déchirement/parlement
    banalité/vanité

On reconnaît un même suffixe, -ment dans un cas, et -ité dans l’autre. Le premier exemple de chacun des deux couples de mots est parfaitement régulier: déchirement s’analyse en deux morphèmes déchire- et ment, et banalité s’analyse en banal et -ité. Sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la commutation, notre intuition reconnaît en -ment un suffixe qui désigne le résultat d’une action, et cette analyse se retrouve dans beaucoup de mots comme les suivants :

    affaiblissement (affaiblir)
    peuplement (peupler)
    étalement (étaler)
    remplacement (remplacer)

Le suffixe -ment permet donc de former un nom à partir d’un verbe. Pour le deuxième couple de mots, on reconnaît en -ité un suffixe qui permet de former un nom à partir d’un adjectif. On retrouve cette propriété dans les mots suivants :

    fragilité (fragile)
    docilité (docile)
    férocité (féroce)
    universalité (universel)

Déchirement et banalité s’inscrivent donc dans un paradigme où le suffixe garde la même signification : déchirement appartient au même paradigme que affaiblissement, peuplement, étalement, remplacement. Banalité s’inscrit dans le même paradigme que fragilité, docilité, férocité, universalité.

Mais peut-on en dire autant de parlement et de vanité ? S’il est vrai que parlement est dérivé de parler, nous ne reconnaissons pas aussi facilement dans ce mot le verbe parler, même si l’on dit qu’un parlement est un endroit où l’on parle. La signification de -ment n’a plus rien à voir avec celle du suffixe -ment que l’on a dans l’ensemble des mots auquel appartient notamment déchirement. Parlement n’est pas le résultat de l’action de parler. Il faut donc admettre que notre intuition sur ce mot ne s’accorde pas avec les éventuelles informations que peut fournir notre connaissance de l’étymologie du mot. Parlement sera donc traité de manière intuitive comme un mot simple par la majorité des locuteurs français, car on ne retrouve pas dans le suffixe -ment une signification connue.

Passons au deuxième exemple : l’écart qui sépare le premier exemple banalité du second vanité est moins grand qu’entre déchirement et parlement. On reconnaît dans vanité un concept lié également à un état, mais le morphème libre associé au segment van- se laisse plus difficilement appréhender que banal dans banalité. Il y a deux raisons à cela : d’une part van- est un allomorphe du morphème libre vain - entre les deux il y a une modification phonologique bien connue en français : une voyelle nasale se dénasalise au contact d’une consonne nasale, et il y a aussi dans ce cas un changement de timbre de la voyelle (autres exemples de dénasalisation dans le radical : vin/vinifier, pain/panifier). La simple dénasalisation de la voyelle [ɛ̃] aurait donné la voyelle [ɛ] comme dans la forme féminine de l’adjectif vain, c’est-à-dire vaine [vɛn]. Par ailleurs, le rapport sémantique entre l’adjectif vain et vanité n’apparaît pas aussi clairement qu’entre banal et banalité, parce que le mot vanité est applicable aux êtres humains et que l’adjectif vain ne s’emploie guère pour qualifier une personne. Pour certains, le mot vanité sera donc perçu comme un mot complexe, tandis que beaucoup d’autres le traiteront comme un mot simple en dépit de sa finale en -ité. Dans le cas de vanité, il est évident que la connaissance de la langue en tant qu’objet externe peut modifier notre intuition et l’usage que nous faisons des mots.

Ces deux exemples nous montrent une chose simple : il n’est pas toujours facile de trancher sur le statut des mots : mot simple ou mot complexe. Cela dépend des intuitions des locuteurs et de la finesse de l’analyse morphologique. Parlement – tout comme établissement ou gouvernement – peut très bien réintégrer l’ensemble des mots du type déchirement mais à condition d’avoir soit une conception plus large, plus abstraite, de la signification du suffixe -ment, soit une analyse plus minutieuse des familles de mots, analyse qui prendrait en compte la distinction entre mots construits et mots non-construits (voir plus loin) et qui prendrait en compte également la dimension diachronique.

Faire les exercices 12 et 13

Ces exercices portent sur l’analyse morphologique de mots qui peuvent être perçus comme des mots simples mais dont l’étymologie relève qu’il s’agit en fait de mots complexes.