Cours - 2. Morphologie et lexicologie
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Livre: | Cours - 2. Morphologie et lexicologie |
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Date: | lundi 25 novembre 2024, 01:11 |
2. Morphologie et lexicologie
2.1. Intuition et étymologie
Le premier point concerne la différence entre intuition et étymologie. S’agissant de décrire la compétence des locuteurs, il convient de souligner tout d’abord que notre intuition sur les mots complexes n’est pas nécessairement en accord avec leur étymologie. Comparons à cet effet les deux couples suivants :
déchirement/parlement
banalité/vanité
On reconnaît un même suffixe, -ment dans un cas, et -ité dans l’autre. Le premier exemple de chacun des deux couples de mots est parfaitement régulier: déchirement s’analyse en deux morphèmes déchire- et ment, et banalité s’analyse en banal et -ité. Sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la commutation, notre intuition reconnaît en -ment un suffixe qui désigne le résultat d’une action, et cette analyse se retrouve dans beaucoup de mots comme les suivants :
affaiblissement (affaiblir)
peuplement (peupler)
étalement (étaler)
remplacement (remplacer)
Le suffixe -ment permet donc de former un nom à partir d’un verbe. Pour le deuxième couple de mots, on reconnaît en -ité un suffixe qui permet de former un nom à partir d’un adjectif. On retrouve cette propriété dans les mots suivants :
fragilité (fragile)
docilité (docile)
férocité (féroce)
universalité (universel)
Déchirement et banalité s’inscrivent donc dans un paradigme où le suffixe garde la même signification : déchirement appartient au même paradigme que affaiblissement, peuplement, étalement, remplacement. Banalité s’inscrit dans le même paradigme que fragilité, docilité, férocité, universalité.
Mais peut-on en dire autant de parlement et de vanité ? S’il est vrai que parlement est dérivé de parler, nous ne reconnaissons pas aussi facilement dans ce mot le verbe parler, même si l’on dit qu’un parlement est un endroit où l’on parle. La signification de -ment n’a plus rien à voir avec celle du suffixe -ment que l’on a dans l’ensemble des mots auquel appartient notamment déchirement. Parlement n’est pas le résultat de l’action de parler. Il faut donc admettre que notre intuition sur ce mot ne s’accorde pas avec les éventuelles informations que peut fournir notre connaissance de l’étymologie du mot. Parlement sera donc traité de manière intuitive comme un mot simple par la majorité des locuteurs français, car on ne retrouve pas dans le suffixe -ment une signification connue.
Passons au deuxième exemple : l’écart qui sépare le premier exemple banalité du second vanité est moins grand qu’entre déchirement et parlement. On reconnaît dans vanité un concept lié également à un état, mais le morphème libre associé au segment van- se laisse plus difficilement appréhender que banal dans banalité. Il y a deux raisons à cela : d’une part van- est un allomorphe du morphème libre vain - entre les deux il y a une modification phonologique bien connue en français : une voyelle nasale se dénasalise au contact d’une consonne nasale, et il y a aussi dans ce cas un changement de timbre de la voyelle (autres exemples de dénasalisation dans le radical : vin/vinifier, pain/panifier). La simple dénasalisation de la voyelle [ɛ̃] aurait donné la voyelle [ɛ] comme dans la forme féminine de l’adjectif vain, c’est-à-dire vaine [vɛn]. Par ailleurs, le rapport sémantique entre l’adjectif vain et vanité n’apparaît pas aussi clairement qu’entre banal et banalité, parce que le mot vanité est applicable aux êtres humains et que l’adjectif vain ne s’emploie guère pour qualifier une personne. Pour certains, le mot vanité sera donc perçu comme un mot complexe, tandis que beaucoup d’autres le traiteront comme un mot simple en dépit de sa finale en -ité. Dans le cas de vanité, il est évident que la connaissance de la langue en tant qu’objet externe peut modifier notre intuition et l’usage que nous faisons des mots.
Ces deux exemples nous montrent une chose simple : il n’est pas toujours facile de trancher sur le statut des mots : mot simple ou mot complexe. Cela dépend des intuitions des locuteurs et de la finesse de l’analyse morphologique. Parlement – tout comme établissement ou gouvernement – peut très bien réintégrer l’ensemble des mots du type déchirement mais à condition d’avoir soit une conception plus large, plus abstraite, de la signification du suffixe -ment, soit une analyse plus minutieuse des familles de mots, analyse qui prendrait en compte la distinction entre mots construits et mots non-construits (voir plus loin) et qui prendrait en compte également la dimension diachronique.
Faire les exercices 12 et 13
Ces exercices portent sur l’analyse morphologique de mots qui peuvent être perçus comme des mots simples mais dont l’étymologie relève qu’il s’agit en fait de mots complexes.
2.2. Mots possibles et mots attestés
Le second point concerne la différence entre morphologie et lexicologie. Ce sont deux domaines bien différents : la lexicologie présuppose la morphologie mais pas l’inverse. La lexicologie, c’est l’étude des mots et des morphèmes de la langue, de leurs propriétés phonologiques, morphologiques, syntaxiques et sémantiques, et également de leur formation et de leur origine. De plus, la lexicologie ne prend pas en compte la flexion des mots, c’est-à-dire la variation des mots en fonction de leur emploi dans la phrase. Cela concerne notamment la variation en nombre et en genre pour les noms et les adjectifs, et la variation en temps et personne pour les verbes.
Point important ici : la lexicologie s’intéresse uniquement aux mots existants, c’est-à-dire aux mots attestés dans l’usage de la langue. Il appartient donc à la lexicologie de se prononcer sur l’existence ou non de certaines formes complexes. Ainsi, il appartient à la lexicologie d’expliquer pourquoi les verbes dérivés décréer ou désinventer n’existent pas. Pourquoi ne les trouve-t-on pas dans les dictionnaires ? Ces verbes sont parfaitement réguliers sur le plan morphologique : ils sont formés à partir des verbes créer et inventer, sur le même modèle que défaire (faire) ou désarmer (armer). Il s’agit donc là d’un problème typique de lexicologie. En l’occurrence, c’est un problème sémantique qui relève du sens commun ; créer et inventer décrivent des processus irréversibles. Le verbe désinventer existe cependant car il existe au moins une attestation dans l’usage de la langue ; un scientifique a dit un jour à la radio “On ne peut pas désinventer la bombe atomique”. Son propos est compréhensible. La morphologie permet de rendre compte de ce néologisme (point de vue du locuteur) et de l’interprétation que nous faisons de ce mot dans l’énoncé (point de vue de l’auditeur).
La morphologie n’a pas à se prononcer sur l’existence ou non des mots dans les dictionnaires ou ailleurs. La morphologie est de nature formelle, elle se contente de dégager les règles de formation des mots complexes notamment. Dans le cas de décrer et désinventer, elle se contente de dire que ces mots sont possibles. C’est seulement l’usage qui décide si ces mots doivent ou non être pris en compte par la lexicologie. Le mot décidabilité (formé à partir de l’adjectif décidable) par exemple n’est pas attesté dans la plupart des dictionnaires et pourtant il est d’un usage courant en science et plus particulièrement en épistémologie.
La principale conséquence de cette distinction entre lexicologie et morphologie, est que la morphologie est à même de rendre compte des mots ou des morphèmes qui n’ont pas d’attestation dans la langue. C’est le cas notamment des verbes - possibles mais non attestés - *prisonner dans emprisonner et *ratiser dans dératiser. Ce qui compte donc pour la morphologie, ce sont les règles et non les éléments sur lesquels elles opèrent. Il en sera de même en syntaxe. Ce qui est pertinent pour la syntaxe ce sont les catégories et les fonctions et non pas les éléments eux-mêmes qui forment la phrase et qui relèvent d’un choix de la part du locuteur. Ce qui sera pertinent pour l’analyse syntaxique sera la grammaticalité de la phrase et non son acceptabilité, c’est-à-dire son interprétation sémantique.
En résumé, la morphologie énonce les règles qui expliquent la forme des mots (ce qui est possible) alors que la lexicologie rend compte de l’usage des mots possibles, des mots attestés ; mots fréquents, rares ou très rares.