5.2. La commutation en morphologie

Cette opération permet également de segmenter la chaîne parlée en morphèmes mais un problème apparaît lorsque nous l’appliquons rigoureusement avec certains mots complexes. Notons tout d’abord que cette opération se fait facilement pour tous les mots qui sont formés de deux morphèmes. On peut ainsi justifier les deux morphèmes dans chacun des mots de la liste précédente. Dans le premier mot lenteur, lente, la forme féminine de l’adjectif lent (il convient de procéder sur la forme prononcée du mot = /lɑ̃t/), commute avec grande pour donner grandeur, et le suffixe -eur commute avec le suffixe -ment pour donner lentement.

lenteur :

lent- -eur
lent- grand- grandeur
-eur -ement lentement

La même chose pour les deux autres mots fragilité et bêtise :

fragilité :

fragil- -ité
fragil- tranquill- tranquillité
-ité -ise fragilise

bêtise :

bêt- -ise
bêt- franch- franchise
-ise -ment bêtement

Considérons maintenant les mots de plus de deux morphèmes, comme chantions. À nouveau, chacun des morphèmes se justifie simplement par l’opération de commutation. Dans chantions, on a trois segments :

chantions :

chant- -i -ons
chant- lis- lisions
-i -er- chanterions
-ons -ez chantiez
  • chant- commute avec lis- pour donner lisions
  • -i (le morphème de temps) commute avec -er- (le morphème de futur) pour donner la forme verbale du futur chanterons
  • -ons (le morphème de personne) commute avec -ez pour donner la forme verbale de deuxième personne du pluriel chantiez.

Considérons maintenant le mot brutalement, qui est constitué également de trois morphèmes : brutalement contient les morphèmes brut, -al et -ment. Contrairement à chantions, il n’est pas possible de justifier le découpage en trois segments, car on ne peut pas pratiquer l’opération de commutation pour le second morphème -ale. Brute commute avec machine pour donner machinalement, -ment commute avec -ité pour donner brutalité, mais -al ne commute avec rien. Aucun morphème - pas même le morphème zéro - ne peut remplacer le morphème adjectival dans cette position. Si l’on remplace -al par le morphème zéro, nous aurions la séquence *brutment qui n’existe pas, car en aucun cas un adverbe est formé directement à partir d’un nom.

brutalement :

brut- -ale -ment
brut- machin- machinalement
-ale
-ment -ité brutalité

Le problème se situe bien au niveau de la justification de la segmentation et non au niveau de la segmentation. On ne peut pas remettre en cause ici le découpage en trois segments.

Ce problème de justification se retrouve avec le mot nationalité, qui est également formé de trois morphèmes :

nationalité :

nation- -al -ité
nation- individu- individualité
-al
-ité -isme nationalisme

De même pour le mot nationalisation, qui contient 4 morphèmes :

nationalisation :

nation- -al -is -ation
nation- région- régionalisation
-al
-is
-ation -ait nationalisait

De façon générale, on observe donc qu’au delà de deux morphèmes, il devient impossible, à part quelques exceptions bien choisies comme chantions, de justifier la segmentation pour les morphèmes en position médiane. La justification marche pour le premier et le dernier segment, mais pas pour ceux qui sont placés entre les deux. Ainsi dans le mot de 4 morphèmes nationalisation, on peut pratiquer l’opération de commutation sur le segment nation pour obtenir le mot régionalisation, et sur le segment -ation pour obtenir la forme verbale nationalisait. Mais aucun des segments intermédiaires ne peut être remplacé par quoi que ce soit. Précisons que ce type de problème qu’on rencontre avec l’opération de commutation en morphologie - il en est de même en syntaxe - ne se rencontre pas en phonologie. Il y a par conséquent entre ces deux niveaux d’analyse une différence fondamentale qui est révélée par l’opération de commutation. Est-ce à dire que l’opération de commutation est inopérante en morphologie ? Non, car en réalité, elle doit être pratiquée autrement.