Seconde partie du cours : typologie implicationnelle
5. Un contre-exemple apparent à l’universal n°3
Dans un article publié en 1983 (Krongo : A VSO language with propositions[1]), Mechthild Reh pense avoir trouvé un contre-exemple à l’universal n°3 : le krongo, la langue de la famille nigéro-kordofanienne parlée au Soudan. L’exemple pertinent est le suivant :
krongo |
---|
n+iisò nì kí+mìsì kúbú |
courir serpent LOC + pierre sous |
Le serpent glisse sous la pierre |
L’ordre des constituants de la phrase est bien VSO, plus précisément ici verbe-sujet-complément, puisque le verbe est ici intransitif. Le statut VSO de cette langue est bien établi. Par contre, il n’en va pas de même du statut des adpositions dans cette langue ; prépositions ou postpositions ? Dans l’exemple précédent, le mot kúbú (sous) se présente comme une postposition étant donné que son complément (pierre) le précède. Ce mot est lui-même précédé d’une préposition clitique : kí.
Il y a donc deux analyses possibles selon que l’on prend en compte le mot kúbú (postposition) ou le mot kí (préposition clitique). kí est une préposition clitique dans la mesure où sa forme phonétique dépend de son complément (processus d’harmonie vocalique). Dans le premier cas, il y a bien un contre-exemple à l’universal n°3. Dans le second cas, l’exemple est conforme à l’universal n°3 (VSO et préposition) mais l’analyse doit dire quelque chose à propos du statut du mot kúbú. S’agit-il d’une postposition ou d’un mot d’une autre nature grammaticale ? Adverbe ou particule par exemple ?
Dans l’exemple du krongo, la préposition est présentée comme dépendante du nom pierre (kí+mìsì), comme s’il s’agissait d’un affixe (morphème inclus dans la forme de mot). C’est le propre des clitiques que d’être écrits sous une forme séparée ou attachée selon les langues ; il suffit de comparer le français : me le dire, et son équivalent en espagnol : decírmelo.
Dans une autre langue du même groupe (langues kadugli-krongo), une description du iri[2] présente l’équivalent de la préposition kí du krongo comme une préposition locative séparée du mot qui suit, tout en précisant que la nature de la voyelle de la préposition est déterminée par le vocalisme de son complément :
kà sàk = dans le nid
kì dìʔ = dans la maison
La seconde analyse est la plus probable : le krongo est une langue VSO avec des prépositions. Reste le problème du statut grammatical de kúbú. Un autre exemple donné par l’auteur montre que ce mot n’est pas une postposition :
krongo |
---|
n+àbàanà nì ŋgí+mìsì kúbú |
venir serpent ABL+pierre sous |
Le serpent sort de sous la pierre |
De manière générale, une adposition est un mot accompagné d’un complément qui peut être régi ; le complément présente alors une marque casuelle déterminée par l’adposition. En finnois par exemple, le complément d’une postposition est au génitif, alors qu’il est au partitif avec une préposition :
finnois | |
---|---|
talon edessä | ilman tvötä |
maison+GEN devant | sans travail+PART |
devant la maison | sans travail |
Dans les deux exemples du krongo le complément est soit au locatif (kí = locatif) soit à l’ablatif (ŋgí = ablatif). Mais le choix de la préposition clitique (équivalent d’une marque casuelle) n’est pas déterminé par kúbú mais par le verbe. Ce qui indique clairement que les constituants kí+mìsì et ŋgí+mìsì ne sont pas le complément d’une postposition mais le complément du verbe. Le verbe n+iisò (= courir) régit un cas de prise de position alors que le verbe n+àbàanà (= venir) régit un cas de perte de position ; exactement comme en finnois ou en français :
finnois | |
---|---|
Hän menee asemalle | Hän tulee asemalta |
il/elle va - gare+ALLATIF | il/elle vient gare+ABLATIF |
il/elle va à la gare | il/elle vient de la gare |
Le mot kúbú n’est donc pas une postposition mais plutôt un adverbe ou une particule qui apporte une information supplémentaire sur le type de localisation spatiale. En krongo, le mouvement est indiqué par le verbe et la préposition clitique régie par ce dernier indique s’il s’agit d’une destination (locatif) ou d’une origine (ablatif), tout comme le verbe finnois détermine le cas allatif ou ablatif du complément, et tout comme le verbe français détermine le choix de la préposition dans les exemples correspondants. L’adverbe kúbú indique la nature de la relation spatiale entre le serpent (la cible) et la pierre (le site).[3]
Le krongo présente par ailleurs daux autres propriétés propres aux langues VSO mentionnées dans l’article ; il vérifie l’universal n°16 (l’auxiliaire précède le verbe), et n°17 (l’adjectif suit le nom).
Cette discussion à propos d’un éventuel contre-exemple à un universal d’implication montre qu’il faut parfois examiner les données de plus près et que la typologie est toujours tributaire de la qualité des descriptions des langues.
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Journal of African Languages and Linguistics 5 : 45-55 ↩
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Ed Hall and Marian Hall, 2004, Kadugli-Krongo, dans Occasional Papers in the Study of Sudanese Languages, No.9, SIL-Sudan ↩
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Les notions de cible et de site sont utilisées en sémantique pour définir les deux termes reliés par une relation prédicative introduite par une adposition spatiale. ↩