7.2. Les traits catégoriels de la grammaire générative

Dans le cadre de la grammaire générative, initiée par les travaux de Noam Chomsky, les catégories syntaxiques (nom, adjectif, verbe, adposition, adverbe, déterminant…) ne sont pas conçues uniquement comme une simple liste de notions dont la définition repose selon le cas sur des propriétés sémantiques, syntaxiques, morphologiques… Sur le modèle de l’analyse phonologique, morphologique et aussi de la sémantique lexicale, les catégories forment un système dont les éléments – les catégories syntaxiques – se définissent par des relations oppositives.

Si l’on s’en tient aux catégories majeures[1] (nom, adjectif, verbe et adposition), les noms et les adjectifs du français notamment partagent la propriété d’avoir une spécification de nombre et de genre, alors que les verbes et les adpositions n’en n’ont pas[2]. Dans les langues qui ont un marquage casuel, les noms et les adjectifs ont une désinence casuelle alors que les verbes et les adpositions n’en n’ont pas[3]. Par contre, les verbes et les adpositions assignent un cas à leur(s) complément(s). On retrouve là, la différence entre catégories régies (noms et adjectifs) et catégories régissantes (verbes et adpositions).

Les verbes et les adpositions partagent la propriété d’avoir un complément direct (lire le journal, sur la table) alors que les noms et les adjectifs ne peuvent avoir qu’un complément indirect (la lecture de la presse, fier de ses enfants ).

Les verbes et les adpositions partagent également un certain nombre de propriétés quant à la nature de leur complément :

  1. Certains verbes n’acceptent qu’un syntagme nominal comme complément :

    manger [SN du poisson]
    *manger [SUB que…]

    de même pour certaines prépositions :

    sur [SN la table]
    *sur [SUB que…]

  2. Certains verbes ont une complémentation étendue (syntagme nominal, subordonnée, proposition participiale) :

    dire [SN la vérité]
    dire [SUB que tout va bien]
    dire [PART vouloir partir plus tôt]

    de même pour certaines prépositions :

    pour [SN son départ]
    pour [SUB que tu partes plus tôt]
    pour [PART partir plus tôt]

  3. Certains verbes ont un complément direct, d’autres, un complément indirect :

    dire [SN la vérité]
    parler [SP de son avenir]

    de même pour les prépositions :

    devant [SN la maison]
    près [SP de la maison]

  4. Certains verbes acceptent un emploi elliptique du complément (complément implicite),d’autres ont un complément obligatoirement explicite :

    Nous attendons le bus
    *Nous attendons Ø
    Nous rencontrons des difficultés
    Nous rencontrons Ø

    de même pour les prépositions :

    Nous avons voté pour son maintien
    Nous avons voté pour Ø
    Nous mangeons sur la terrasse
    *Nous mangeons sur Ø

S’agissant d’un système, d’un autre côté, les noms et les adpositions sont sur le plan sémantique des arguments (ils ont des propriétés de référence) alors que les verbes et les adjectifs sont des prédicats (ils disent quelque chose à propos de quelque chose). Cette différence est mise en évidence par la construction C’est … que … qui est possible pour les syntagmes nominaux et les syntagmes adpositionnels mais pas pour les syntagmes verbaux et adjectivaux :

Soit les deux phrases :
[SN Les enfants] [SV regardent [SN la télévision]] [SP dans le séjour].
Ils sont [SA heureux de vivre].

Les phrases suivantes sont grammaticales :
Ce sont [SN Les enfants] qui [SV regardent [SN la télévision]] [SP dans le séjour].
C’est [SN la télévision] que [SN Les enfants] [SV regardent ] [SP dans le séjour].
C’est [SP dans le séjour] que [SN Les enfants] [SV regardent [SN la télévision]].
Mais pas celles-ci :
*C’est [SV regardent [SN la télévision]] que [SN Les enfants] [SP dans le séjour].
*C’est [SA heureux de vivre] qu’ils sont.

Ces quelques données montrent que les catégories majeures forment un système que la théorie des traits catégoriels de la grammaire générative représente ainsi :

+N -N
+V adjectif verbe
-V nom adposition

Les traits [±N] et [±V] sont une notation abrégée de propriétés oppositives dont certaines sont générales et d’autres propres à chaque langue :

  • [+N] = avoir des propriétés nominales
  • [‒N] = ne pas avoir de propriétés nominales
  • [+V] = avoir des propriétés verbales
  • [‒V] = ne pas avoir de propriétés verbales

Les catégories syntaxiques sont ainsi définies à partir de ce système :

  • nom = [+N ‒V]
  • adjectif = [+N +V]
  • verbe = [‒N +V]
  • adposition = [‒N ‒V]

L’intérêt de ce système est de pouvoir définir des catégories mixtes, c’est à dire, définir un ensemble de mots sur le plan syntaxique ou lexical par un seul trait. Par exemple, il est possible de caractériser lexicalement les noms de couleur (rouge, bleu, jaune…) comme des mots [+N]. Ils sont neutres quant à la distinction entre nom et adjectif. En syntaxe ils peuvent être dans la position d’un nom (le rouge) ou dans la position d’un adjectif (est rouge). C’est toujours mieux que de dire que c’est un nom employé comme un adjectif ou un adjectif employé comme un nom.

Ce système permet également de caractériser les participes. La catégorie des participes est une catégorie sous-spécifiée, c’est à dire, une catégorie dont un des deux traits est non spécifié : [±N +V]. La valeur du trait [±N] est fixée par la position syntaxique, selon que le participe est employé comme verbe ([‒N +V]) ou comme adjectif ([+N +V]).

En grammaire générative, verb patterner ou “type verbe” correspond ainsi à ce qui est commun aux verbes et aux adpositions : le trait [‒N].

Les universaux n° 3 et 4 s’appliquent donc aux catégories [‒N].


  1. On admettra ici sans démonstration que l’ensemble constitué des noms, adjectifs, verbes et adpositions forme une classe naturelle ; c’est à dire un ensemble de catégories qui partagent des propriétés qui les distinguent de toutes les autres catégories. En phonologie, les voyelles nasales sont une classe naturelle car elles constituent un ensemble, un système, de voyelles qui partagent le trait [+NASAL] alors que toutes les autres voyelles – les voyelles orales – ont le trait [‒NASAL].

  2. Dans une forme verbale conjuguée, la présence d’une distinction de nombre n’est pas une propriété du verbe, mais de la marque d’accord (en personne et en nombre) associée au morphème de temps.

  3. Une fois de plus, si une forme verbale présente une désinence casuelle, c’est qu’il s’agit en fait sur le plan syntaxique d’un adjectif (participe) ou d’un nom (infinitif, masdar…)