Cours - 6. Concaténation et concomitance
6.2. Morphèmes et segments
Revenons maintenant plus précisément à la relation entre morphèmes et segments. Plusieurs cas de figure sont à considérer :
a.- 1 morphèmes = 1 segment (invisibilité = in+vis+ibil+ité)
b.- 1 morphème = 2 segments (emprisonner = em+prison(n)+er)
c.- plusieurs morphèmes = 1 segments (le, la, les)
d.- 2 mots = 1 segments (au = à+le, du = de+le)
Dans le premier cas, un morphème correspond à un segment et inversement, un segment correspond à un morphème. Tous les exemples d’analyse de mots complexes que nous avons vus reposaient plus ou moins sur cette relation. Dans le mot invisibilité, chaque morphème correspond à un segment et chacun des 4 segments correspond à un morphème.
La discussion à propos des morphèmes discontinus nous a amené à rejeter qu’il puisse y avoir en français plusieurs segments pour un seul morphème. L’exemple emprisonner est donné ici simplement pour évoquer cette problématique et pour laisser ouverte la question de la pertinence des morphèmes discontinus.
L’analyse de l’article défini proposé dans les matrices des traits morphologiques du français et de l'espagnol montre qu’il est possible d’avoir un ensemble de morphèmes associé à un seul segment. Ce type d’analyse n’est nullement incompatible avec la définition du morphème rappelée ici :
Le morphème est la plus petite unité de langue qui soit dotée d’un signifiant et d’un signifié.
Cette définition du morphème implique seulement qu’il y ait une association entre un signifiant et un signifié sans préciser si cette relation doit être une relation bi-univoque, (un élément de signifié unique nécessairement associé à un segment signifiant unique). Cela étant, on débouche sur deux conceptions de la notion de morphèmes : soit on définit le morphème comme un segment, comme un signe par conséquent, soit on le définit à partir de son signifié sans se préoccuper de sa réalisation dans la langue. Pour éviter l’ambiguïté entre les deux approches je garderai la notion de morphème pour les éléments qui associent un signifié et un segment, et je parlerai de trait morphologique lorsque l’élément de signifié fait partie d’un ensemble de traits associé à un segment.
Le dernier cas de figure est un peu particulier mais mérite néanmoins d’être mentionné dans la mesure où il est assez bien représenté dans les langues : un segment correspond à plusieurs mots. C’est le cas pour les articles contractés; au et du qui sont analysables comme un seul mot sans segmentation en morphèmes possible, mais cet unique segment renvoie sur le plan syntaxique à une séquence de deux mots (ou deux morphèmes libres). Dans ce cas on parle de mot amalgamé.
Revenons aux différents paradigmes du 6.1. Paradigme morphologique et paradigme de mots. Deux types de processus pour l’analyse des mots complexes se dégagent : la concaténation et la concomitance :
Concaténation
Il y a concaténation de morphèmes lorsque ceux-ci se présentent sous la forme d’un enchaînement de segments A+B+C+… (Chaque segment renvoie à un seul morphème).
Concomitance
Il y a concomitance de morphème lorsque ceux-ci se présentent sous la forme d’un seul segment (un segment pour plusieurs morphèmes). On a alors un segment analysable au moyen d’une matrice de traits morphologiques.
Ces deux processus visent à préciser comment sont réalisés les morphèmes dans la langue. Les paradigmes 1 et 2 reposent sur une concaténation de morphèmes, tandis que le paradigme 6 repose sur une concomitance de traits morphologiques.
Si l’on considère maintenant le paradigme 3, que nous avons laissé de côté précédemment, celui-ci relève à la fois de la concaténation et de la concomitance. Il y a concaténation car il y a bien segmentation en deux segments chant- et -eur, mais le second segment contient en fait deux morphèmes, deux traits morphologiques. Le segment -eur doit être analysé comme ci-dessous sous la forme d’une matrice de deux traits morphologiques : un trait de signification agentive noté [+AGENTIF] et un trait de genre grammatical, en l’occurrence [–FÉMININ]. Étant donné que le suffixe agentif se réalise soit sous la forme masculine -eur, soit sous la forme féminine -euse, il serait tentant de considérer ces deux formes du suffixe comme des allomorphes. Mais c’est tout à fait impossible, car l’allomorphie est une variation de la forme des morphèmes déterminée par le contexte. Hors dans le cas de la formation du nom d’agent à partir du verbe, rien dans le contexte immédiat du suffixe - c’est-à-dire le verbe lui-même - ne permet de fixer le choix de la forme du suffixe agentif. Il y a donc deux segments -eur et -euse en concurrence parce qu’il y a deux traits morphologiques associés à chacun d’eux.
-
chant + -eur =
-
chant + -euse =
Quant aux paradigmes 4 et 5, ils comportent des mots qui se présentent comme la concomitance d’une signification lexicale et d’un trait morphologique de nombre pour le paradigme 4 et d’un trait de genre pour le paradigme 5. Exemples (le symbole √ représente la signification lexicale du mot) :
-
cheval =
-
belle =