3.2. L’autonomie du mot

La notion d’autonomie comporte deux volets. Un mot est autonome parce qu’il est libre et séparable. Dans l’exemple le chat de la concierge repris ici, chat est un signe segmental libre parce qu’il n’est pas lié par son contexte immédiat; la présence du segment chat n’implique pas la présence du segment le à gauche, ni la présence du segment de à droite. Comme le montre le découpage, on peut remplacer le et de par autre chose :

le chat de la concierge
plusieurs sauvage

Si nous appliquons le même raisonnement pour le mot escalier, on ne peut pas dire, par exemple, que escalier est constitué de deux segments escal+ier, car la présence du segment “escal” implique celle de “ier” pour former un signe. De plus, il est impossible de traiter ce mot comme un mot complexe formé de deux morphèmes sur le modèle de vitrier par exemple, car la relation entre le tout que forme escalier et les deux segments “escal” et “ier” n’est pas assimilable à la relation qui existe entre vitrier et les segments vitr- (vitre) et -ier. Pour qu’une segmentation du mot escalier soit possible sur le modèle de vitrier, il faudrait dans ce cas que l’élément -ier ait la même signification (formation d’un nom de métier). Escalier est donc un mot simple qui se trouve avoir la même terminaison phonétique et graphique que le mot complexe vitrier.

Le mot défini à partir du critère de liberté ne correspond pas nécessairement au mot tel qui se présente à l’écrit. Considérons les deux exemples suivants :

a. au fur et à mesure
b. d’ores et déjà

Dans ces deux exemples fur et ores ne peuvent pas être considérés comme des mots dans la mesure où fur et ores ne peuvent être envisagés indépendamment des contextes respectifs au___et à mesure et d’___ et déjà. Je reviendrai sur ce problème lorsqu’il sera question de la divisibilité du mot.

Considérons maintenant le cas de l’article, des pronoms personnels associés au verbe et des prépositions dans les contextes suivants :

a. le chat
b. je parle
c. des poils de chat

L’article le, le pronom personnel je et la préposition de ne sont pas libres puisque leur présence dans l’énoncé est liée à la présence d’un nom pour l’article et pour la préposition, et à la présence d’un verbe pour le pronom personnel. De plus, aucun de ces mots ne peut apparaître seul dans la langue : l’article et la préposition sont toujours associés à un nom ou à un syntagme nominal pour les prépositions, tandis que les pronoms personnels tels que je, tu, il(s), elle(s)… placés devant le verbe - pronoms clitiques - sont toujours associés à un verbe. Par contre les mots chat et parle sont bien des éléments libres car ils peuvent apparaître dans un autre contexte ; contexte sans article pour le mot chat comme dans l’exemple des poils de chat, contexte sans pronom pour le verbe comme dans l’exemple Pierre parle trop.

Si nous devions nous en tenir simplement au critère de liberté, appliqué à l’article, au pronom et à la préposition, nous devrions traiter la séquence article + nom, pronom + verbe et préposition + nom comme un seul mot, alors que le nom et le verbe sont traités comme des segments libres par ailleurs. Ce qui est effectivement le cas en roumain pour l’article défini, en espagnol pour les pronoms objet d’une forme verbale impérative, gérondive ou infinitive, et en estonien pour l’équivalent de la préposition avec :

a. lupul (roumain) = le loup (lup = loup, -ul = le)
b. dándomelo (espagnol) = (en) me le donnant
c. pojaga (estonien) = avec (le) garçon (poja = garçon, -ga = avec)

Lupul correspond à le loup, lup étant le nom loup en roumain. De même en espagnol, ce qui en français correspond à trois mots dans en me le donnant est traité dans cette langue comme un seul mot à l’écrit. En estonien - langue apparentée au finnois - l’équivalent de la préposition avec - le segment - ga - est incorporé au nom poja (garçon).

En français, l’article, la préposition et les pronoms clitiques sont bien des éléments autonomes, et il nous faut donc faire appel à un critère supplémentaire pour pouvoir les traiter comme mots à part entière.

Ce critère supplémentaire est celui de la séparabilité. Deux segments quelconques forment deux mots distincts s’il est possible d’insérer entre les deux, un autre mot. Entre l’article et le nom il est possible d’insérer un adjectif : entre le et chat (exemple a), il est possible d’insérer le mot petit. Cette opération étant impossible en roumain, on comprend pourquoi l’article est soudé au nom. Entre le pronom clitique et le verbe il est possible d’insérer la négation (exemple b). Entre la préposition et le nom il est possible d’insérer un déterminant possessif (exemple c) :

a. le petit chat
b. je ne parle pas
c. de son chat