Cours - 6. Concaténation et concomitance

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Cours: Morphologie des langues
Livre: Cours - 6. Concaténation et concomitance
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Date: vendredi 22 novembre 2024, 03:13

6. Concaténation et concomitance

6.1. Paradigme morphologique et paradigme de mots

Concaténation et concomitance sont les deux principaux processus qui permettent de combiner les morphèmes dans les mots. Tous les exemples de mots complexes que nous avons vus jusqu’à présent mettaient en jeu un processus d’affixation : autour d’une base ou d’un radical, un morphème se présente sous la forme d’un segment qui peut être isolé par l’opération de segmentation. Mais les mots complexes ne se sont pas tous de ce type. En français, et de manière générale, on distingue deux processus : la concaténation et la concomitance, les deux pouvant également se combiner. Pour comprendre ce qui sépare ces deux processus, je procéderai à une comparaison de plusieurs paradigmes. Ces différents paradigmes sont à trouver ci-dessous et sont numérotés de 1 à 6. À chaque fois, il s’agit d’un paradigme dans la mesure où tous les mots de chaque paradigme partagent une propriété commune ; il y a un élément de signification commun à l’ensemble des mots du paradigme.

1 2 3 4 5 6
normalement immoral chanteur cheval beau le
fortement illégal conducteur chevaux belle la
sûrement irréel directeur les
exactement inavoué organisateur
impossible
  • Paradigmes morphologiques (ensembles ouverts) = paradigmes 1, 2 et 3
  • Paradigmes de mots (ensembles fermés) = paradigmes 4, 5 et 6
  • Dans le premier paradigme, tous les mots contiennent le suffixe adverbial -ment
  • Dans le second paradigme, il s’agit du préfixe négatif in-
  • Dans le troisième paradigme, il s’agit du suffixe -eur
  • Dans le quatrième paradigme l’élément de signification commun est le concept de “cheval”
  • Dans le cinquième, c’est la propriété qui se rapporte à la “beauté”
  • Dans le dernier, c’est la définitude : les trois article le, la et les expriment la catégorie du défini.

Deux types de paradigmes se dégagent : ceux qui sont construits à partir d’un affixe : ce sont les paradigmes 1, 2 et 3 et ceux qui sont construits à partir d’une propriété commune qui n’est pas identifiable par un segment dans le mot. On parlera de paradigme morphologique pour le premier type et de paradigme de mots pour le second. Notons qu’il y a une différence très nette entre les deux types de paradigmes. Les paradigmes 1,2 et 3 sont des paradigmes ouverts - les points de suspension dans le tableau signalent cette propriété. Les mots de ces paradigmes sont très nombreux et il serait vain de vouloir en donner une liste exhaustive. Les paradigmes 4, 5 et 6 sont pour leur part des ensembles fermés. Il n’est pas possible d’ajouter d’autres mots sans dénaturer le paradigme. Comme on peut s’en douter, ce qui différencie ces différents paradigmes c’est la segmentation et la forme des morphèmes.

Il y a une gradation du paradigme 1 au paradigme 6. Dans le paradigme 1, la segmentation en morphèmes ne pose aucune difficulté et l’élément commun – le suffixe adverbial -ment - est invariablement le même. À l’autre bout, le paradigme 6 contient des mots qui ne peuvent pas faire l’objet d’une segmentation ; il serait absurde de procéder à un découpage aboutissant à isoler la consonne « l » de l’article le, la et les comme le segment correspondant au morphème défini. En fait, aucune segmentation n’est possible dans ce type de mots ; chaque article est un tout non segmentable.

Entre ces deux extrêmes, on a des cas intermédiaires qui relèvent soit d’un paradigme morphologique, soit d’un paradigme de mots. Dans le paradigme 2, la segmentation n’est pas problématique. Mais la forme du préfixe varie en fonction de la base (préfixe ayant pour allomorphes : in-, im-, il-, ir-). Je laisse de côté pour le moment le paradigme 3, j’y reviendrai plus tard. Notons simplement que la segmentation des mots avec le suffixe agentif (-eur) est également sans problème. Du côté des paradigmes de mots, les mots contenus dans le paradigme 4 ne peuvent pas être segmentés en deux morphèmes ; le mot cheval aurait alors les morphèmes chev- et -al et chev- et -aux pour chevaux. L’identification du morphème de nombre (-al pour le singulier et -aux pour le pluriel) n’est pas une difficulté en soi (on retrouve ces morphèmes de nombre dans les mots normal/normaux, artisanal/artisanaux, continental/continentaux… dans lesquels l’adjectif est formé à partir d’un nom norme, artisan, continent…) mais l’autre segment, la partie restante, chev- n’est pas identifiable à un morphème car on ne le retrouve pas dans d’autres mots complexes. Dans les mots chevalin et chevalier, la suffixation se fait sur la base cheval et non sur l’hypothétique base chev-. Néanmoins, il y a quelque chose de régulier pour le nombre, puisque l’opposition entre les terminaisons -al et -aux se rencontre dans d’autres mots : bocal/bocaux, amiral/amiraux, oral/oraux. Ce sont là des mots complexes non-construits.

La situation est pire en ce qui concerne le paradigme 5. Ce qui vaut pour le couple cheval/chevaux vaut également pour le couple beau/belle (la variation porte cette fois sur le genre et non sur le nombre), mais cette fois, il paraît encore plus difficile de considérer la simple consonne “b” de beau(x) et belle(s) comme un morphème dont la signification serait la part commune aux deux ou quatre mots (selon que l’on prend en compte ou pas les formes pluriels). De plus, l’alternance -eau/-elle comme marque du genre grammatical est beaucoup moins productive dans la langue que l’opposition de nombre entre -al et -aux. En ce qui concerne le dernier paradigme, si la segmentation était possible nous devrions avoir trois segments : un pour la définitude, un pour le genre grammatical, et un pour le nombre, car chacun des mots du paradigme contient ces trois informations. Ces trois informations sont représentées ci-dessous par une matrice de traits morphologiques :

français
  • le = + défini - féminin - pluriel
  • la = + défini + féminin - pluriel
  • les = + défini +/- féminin + pluriel

Avant de commenter les propriétés morphologiques des articles français, considérons tout d’abord le cas plus simple, car plus réguliers, de ces mêmes articles en espagnol :

espagnol
  • el = + défini - féminin - pluriel
  • la = + défini + féminin - pluriel
  • los= + défini - féminin + pluriel
  • las = + défini + féminin + pluriel

Les quatres articles définis de l’espagnol {el, la, los, las} forment un système régulier ; deux articles singuliers {el, la} et deux articles pluriels {los, las}, deux articles masculins {el, los} et deux articles féminins {la, las}. Ce système est représenté par un tableau à double entrée où chaque entrée définit une opposition :

espagnol

GENRE GENRE
-FÉMININ +FÉMININ
NOMBRE -PLURIEL el la
NOMBRE +PLURIEL los las

On laissera de côté ici la question de savoir s’il convient de décrire le genre grammatical au moyen du trait [±FÉMININ] ou [±MASCULIN], de même que le choix entre les traits [±PLURIEL] et [±SINGULIER] peut être considéré comme non pertinent ici.

La description des articles de l’espagnol repose sur un système de traits morphologiques dont le nombre est déterminé par 1) la propriété commune à l’ensemble des quatre articles. Ici il s’agit du trait de définitude [+DÉFINI] (le trait [–DÉFINI] caractérise le système des articles indéfinis {un, una, unos, unas}). 2) les traits oppositifs qui caractérisent les différences entre les quatre articles. C’est un système régulier car toutes les combinaisons des traits oppositifs [±FÉMININ] et [±PLURIEL] sont représentées dans la langue (la même chose pour les trois traits [±FÉMININ], [±PLURIEL] et [±DÉFINI] et si l’on prend en compte cette fois l’ensemble des articles).

Ce type d’analyse n’est pas sans rappeler la description des phonèmes au moyen de traits phonologiques.

Revenons au français maintenant. La différence entre l’espagnol et le français, est qu’en français il n’y a pas de distinction de genre pour les articles au pluriel. Il y a donc neutralisation de l’opposition de genre (signalée par l’emploi du signe ± dans la matrice des traits du français). La description de cet article contient un trait oppositif neutre quant à l’opposition de genre : [±FÉMININ]. Le système correspondant aux matrices morphologiques des articles définis du français est le suivant :

français

GENRE GENRE
-FÉMININ +FÉMININ
NOMBRE -PLURIEL le la
NOMBRE +PLURIEL les les

6.2. Morphèmes et segments

Revenons maintenant plus précisément à la relation entre morphèmes et segments. Plusieurs cas de figure sont à considérer :

a.- 1 morphèmes = 1 segment (invisibilité = in+vis+ibil+ité)
b.- 1 morphème = 2 segments (emprisonner = em+prison(n)+er)
c.- plusieurs morphèmes = 1 segments (le, la, les)
d.- 2 mots = 1 segments (au = à+le, du = de+le)

Dans le premier cas, un morphème correspond à un segment et inversement, un segment correspond à un morphème. Tous les exemples d’analyse de mots complexes que nous avons vus reposaient plus ou moins sur cette relation. Dans le mot invisibilité, chaque morphème correspond à un segment et chacun des 4 segments correspond à un morphème.

La discussion à propos des morphèmes discontinus nous a amené à rejeter qu’il puisse y avoir en français plusieurs segments pour un seul morphème. L’exemple emprisonner est donné ici simplement pour évoquer cette problématique et pour laisser ouverte la question de la pertinence des morphèmes discontinus.

L’analyse de l’article défini proposé dans les matrices des traits morphologiques du français et de l'espagnol montre qu’il est possible d’avoir un ensemble de morphèmes associé à un seul segment. Ce type d’analyse n’est nullement incompatible avec la définition du morphème rappelée ici :

Le morphème est la plus petite unité de langue qui soit dotée d’un signifiant et d’un signifié.

Cette définition du morphème implique seulement qu’il y ait une association entre un signifiant et un signifié sans préciser si cette relation doit être une relation bi-univoque, (un élément de signifié unique nécessairement associé à un segment signifiant unique). Cela étant, on débouche sur deux conceptions de la notion de morphèmes : soit on définit le morphème comme un segment, comme un signe par conséquent, soit on le définit à partir de son signifié sans se préoccuper de sa réalisation dans la langue. Pour éviter l’ambiguïté entre les deux approches je garderai la notion de morphème pour les éléments qui associent un signifié et un segment, et je parlerai de trait morphologique lorsque l’élément de signifié fait partie d’un ensemble de traits associé à un segment.

Le dernier cas de figure est un peu particulier mais mérite néanmoins d’être mentionné dans la mesure où il est assez bien représenté dans les langues : un segment correspond à plusieurs mots. C’est le cas pour les articles contractés; au et du qui sont analysables comme un seul mot sans segmentation en morphèmes possible, mais cet unique segment renvoie sur le plan syntaxique à une séquence de deux mots (ou deux morphèmes libres). Dans ce cas on parle de mot amalgamé.

Revenons aux différents paradigmes du 6.1. Paradigme morphologique et paradigme de mots. Deux types de processus pour l’analyse des mots complexes se dégagent : la concaténation et la concomitance :

Concaténation
Il y a concaténation de morphèmes lorsque ceux-ci se présentent sous la forme d’un enchaînement de segments A+B+C+… (Chaque segment renvoie à un seul morphème).
Concomitance
Il y a concomitance de morphème lorsque ceux-ci se présentent sous la forme d’un seul segment (un segment pour plusieurs morphèmes). On a alors un segment analysable au moyen d’une matrice de traits morphologiques.

Ces deux processus visent à préciser comment sont réalisés les morphèmes dans la langue. Les paradigmes 1 et 2 reposent sur une concaténation de morphèmes, tandis que le paradigme 6 repose sur une concomitance de traits morphologiques.

Si l’on considère maintenant le paradigme 3, que nous avons laissé de côté précédemment, celui-ci relève à la fois de la concaténation et de la concomitance. Il y a concaténation car il y a bien segmentation en deux segments chant- et -eur, mais le second segment contient en fait deux morphèmes, deux traits morphologiques. Le segment -eur doit être analysé comme ci-dessous sous la forme d’une matrice de deux traits morphologiques : un trait de signification agentive noté [+AGENTIF] et un trait de genre grammatical, en l’occurrence [–FÉMININ]. Étant donné que le suffixe agentif se réalise soit sous la forme masculine -eur, soit sous la forme féminine -euse, il serait tentant de considérer ces deux formes du suffixe comme des allomorphes. Mais c’est tout à fait impossible, car l’allomorphie est une variation de la forme des morphèmes déterminée par le contexte. Hors dans le cas de la formation du nom d’agent à partir du verbe, rien dans le contexte immédiat du suffixe - c’est-à-dire le verbe lui-même - ne permet de fixer le choix de la forme du suffixe agentif. Il y a donc deux segments -eur et -euse en concurrence parce qu’il y a deux traits morphologiques associés à chacun d’eux.

  • chant + -eur = +agentif - féminin

  • chant + -euse = + agentif + féminin

Quant aux paradigmes 4 et 5, ils comportent des mots qui se présentent comme la concomitance d’une signification lexicale et d’un trait morphologique de nombre pour le paradigme 4 et d’un trait de genre pour le paradigme 5. Exemples (le symbole √ représente la signification lexicale du mot) :

  • cheval = racine carré au dessus de cheval - pluriel

  • belle = racine carré au dessus de beau + féminin

6.3. L’analyse en traits morphologiques

Nous allons voir maintenant comment il convient de procéder pour justifier les traits morphologiques. Les exemples que nous analyserons sont ceux de la catégorie de l’article, du pronom personnel de première personne et de l’adjectif possessif de première personne :

a. article défini

  • le
  • la
  • les

b. pronom personnel

  • je
  • me
  • moi

c. adjectif possessif

  • mon
  • ma
  • mes

Commençons par l’article défini. On a vu précédemment que la matrice des traits morphologiques était composée de trois traits : un trait de définitude [±DÉFINI], un trait de genre [±FÉMININ] et un trait de nombre [±PLURIEL].

  • le = +défini -féminin -pluriel

  • la = +défini +féminin -pluriel

  • les = +défini +/- féminin +pluriel

Le trait commun à l’ensemble des trois termes est le trait de définitude [±DÉFINI], et les traits de nombre et de genre sont des traits oppositifs. Cette répartition systématique entre un trait commun et des traits différentiels se retrouve dans les deux autres paradigmes.

Chacun des traits se justifie par le fait que le mot correspondant entre en relation d’opposition avec un autre mot qui ne se différencie du précédent que par ce trait. La démarche suivie est ainsi exactement la même que celle suivie en phonologie pour déterminer les traits distinctifs des phonèmes.

Dans le cas de l’article le, le trait de définitude – trait commun aux trois termes – se justifie par l’existence d’un article qui ne se différencie de le que par le trait [+DÉFINI] et qui est par ailleurs identique par les deux autres traits ([–FÉMININ], [–PLURIEL]). Cet article qui a pour matrice morphologique les traits : [–DÉFINI], [–FÉMININ] et [–PLURIEL] est l’article indéfini un. On remarquera que le trait commun aux trois termes se justifie par le recours à un terme qui n’appartient pas au paradigme. Les deux autres traits - les traits différentiels - trouvent leur justification dans le paradigme lui-même. Le trait [–FÉMININ] est justifié par l’existence d’un terme qui est [+DÉFINI], [+FÉMININ] et [–PLURIEL], c’est l’article la. Le trait [–PLURIEL], se justifie au regard de l’existence de l’article les qui est [+DÉFINI], [±FÉMININ] et [+PLURIEL].

La justification des traits morphologiques des deux articles la et les se fait de la même manière ; chaque trait doit entrer en opposition avec un autre trait qui appartient à une matrice équivalente dont les autres traits restent inchangés.

Voyons maintenant le cas du pronom personnel de première personne. Le trait commun est bien entendu le trait de personne. On notera ce trait [1SG] sans signe ± car ce trait n’entre pas dans le cadre d’une opposition binaire; il appartient à l’opposition à 6 termes ([1SG], [2SG], [3SG], [1PL], [2PL] et [3PL]). Pour déterminer quels sont les traits différentiels, il convient de considérer la différence entre je et me, d’une part et entre je et moi d’autre part. La différence entre je et me est une différence de fonction ; le premier est un pronom sujet tandis que le second est un pronom objet (direct ou indirect). On utilisera par conséquent le trait [±SUJET]. La différence entre je et moi, est une différence entre pronom clitique (dépendant d’un verbe) et pronom non clitique. On codera donc cette différence au moyen du trait [±CLITIQUE]. Les matrices des pronoms de première personne du singulier sont les suivantes :

  • je = 1SG +sujet +clitique
  • me = 1SG -sujet +clitique
  • moi = 1SG +/-sujet -clitique

Justifions maintenant la présence des traits du pronom je :

Le trait de personne [1SG] se justifie par l’existence du pronom tu qui est [2SG], [+SUJET] et [+CLITIQUE] (on aurait pu prendre tout autre pronom ayant les trait [+SUJET] et [+CLITIQUE]). Le trait de fonction [+SUJET] se justifie par l’existence du pronom me qui est [1SG], [–SUJET] et [+CLITIQUE]. Le trait [+CLITIQUE] se justifie par l’existence du pronom moi qui est [1SG], [±SUJET] et [–CLITIQUE]. Ici il convient de remplacer le trait [–SUJET] par le trait [±SUJET] car le pronom non-clitique moi couvre toutes les fonctions (sujet : Toi et moi viendrons demain, objet : Regarde moi !, complément indirect : Il parle de moi). Il est donc neutre quant à l’opposition [±SUJET].

Pour l’adjectif possessif de première personne du singulier, je me contenterai de donner la liste des traits morphologiques. Le trait commun est à nouveau le trait de personne [1SG]. Le second trait est le trait de genre [±FÉMININ] et le troisième est le trait de nombre [±PLURIEL]. Pour les adjectifs possessifs, le trait de genre et de nombre correspond, non pas à la personne du possesseur mais au genre et au nombre du nom possédé avec lequel l’adjectif possessif est en relation d’accord.

  • mon = 1SG -féminin -pluriel

  • ma = 1SG +féminin -pluriel

  • mes = 1SG +/- féminin +pluriel

Pour la justification des traits morphologiques, je vous renvoie au corrigé de l’exercice correspondant.

Faire les exercices 20 et 21
Ces exercices portent sur l’analyse en traits morphologiques de mots. Chaque trait morphologique doit être justifié par une opposition avec un autre mot du même paradigme.