Cours - 4. Les morphèmes
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Cours: | Morphologie des langues |
Livre: | Cours - 4. Les morphèmes |
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Date: | vendredi 22 novembre 2024, 02:21 |
4. Les morphèmes
Revenons maintenant à la seconde définition de la morphologie. Contrairement au mot, le morphème ne pose pas de problème de définition et cette définition est universelle. Cette définition est donnée en 5. On peut très bien faire de la morphologie en utilisant uniquement la notion de morphème et sans faire appel à la notion de mot. Un énoncé quelconque peut donc s’analyser non pas en une succession de mots mais en une succession de morphèmes. Pour dégager les morphèmes contenus dans la phrase le chat mangeait lentement nous devons procéder à la segmentation et à sa justification par commutation :
le | chat | mange- | -ait | lente- | -ment | ||
---|---|---|---|---|---|---|---|
le | un | un chat mangeait lentement | |||||
chat | chien | le chien mangeait lentement | |||||
mange- | march- | le chat marchait lentement | |||||
-ait | -ra | le chat mangera lentement | |||||
lente- | rapide- | le chat mangeait rapidement | |||||
-ment | Ø |
La segmentation vise à isoler et à identifier les différents morphèmes de l’énoncé : phrase, morceau de phrase, ou mot. Dans cette phrase, nous comptons 4 mots et 6 morphèmes. Pour isoler les morphèmes nous utilisons l’opération de commutation pratiquée en phonologie pour l’identification des phonèmes. J’en rappelle ici le principe appliqué à l’analyse morphologique : il s’agit d’isoler les segments afin que chaque segment corresponde à un morphème (segment ayant un signifiant et un signifié), et que chaque segment puisse être remplacé par un autre segment appartenant au même paradigme. Il faut que le nouvel énoncé obtenu donne lieu à une séquence bien formée qui ne se différencie du premier énoncé que par le segment testé. Dans le tableau 24, chacun des morphèmes de la phrase est remplacé par un autre ayant une signification différente. Seul le dernier - le morphème adverbial - ne peut pas être remplacé par un autre car il n’existe pas d’autre morphème adverbial en français. Le fait qu’il s’agit bien néanmoins d’un segment indépendant est justifié par la première partie du mot - l’adjectif lente - qui entre en commutation avec rapide.
4.1. Les mots et les morphèmes
L’opération de segmentation doit être justifiée de la même manière dans le mot. Quelques exemples :
a. refaire :
re- | -faire | ||
---|---|---|---|
re- | dé- | défaire | |
-faire | -coudre | recoudre |
b. souhaitable :
souhait- | -able | ||
---|---|---|---|
souhait- | néglige- | négligeable | |
-able | -er | souhaiter |
c. chantons :
chant- | -ons | ||
---|---|---|---|
chant- | mange- | mangeons | |
-ons | -ez | chantez |
Le mot refaire s’analyse en deux morphèmes re- et faire et ce découpage se justifie par le fait qu’on peut remplacer chacun des deux morphèmes par un autre ayant une signification différente : re- commute avec dé- pour donner défaire, et faire commute avec coudre pour donner recoudre.
Le mot souhaitable s’analyse en deux morphèmes souhait- et -able : souhait- commute avec néglige- pour donner négligeable, et -able commute avec le morphème d’infinitif -er pour donner souhaiter.
Le mot chantons s’analyse en deux morphèmes chant- et -ons : chant- commute avec mange- pour donner mangeons, et -ons commute avec -ez pour donner chantez.
Pour des raisons de commodité - pour ne pas alourdir la description - l’opération de segmentation et de commutation proposée dans ces exemples se fait à partir de la forme écrite des mots. Si l’on voulait être rigoureux, il faudrait la faire à partir de la transcription phonologique.
Dans ces trois mots, les deux morphèmes qui composent chacun des mots ne sont pas à mettre sur le même plan. Nous allons donc distinguer dans un premier temps les morphèmes libres et les morphèmes liés, puis les radicaux, les bases et les affixes.
4.2.Morphèmes libres et morphèmes liés
On appelle morphèmes liés, les morphèmes qui n’ont pas d’autonomie dans la langue. Soit le mot complexe chanteur : ce mot est formé de deux morphèmes chant- et -eur. -eur est un morphème lié car il ne peut pas apparaître seul dans la langue, il doit obligatoirement être associé à un autre morphème, un morphème verbal en l’occurrence. Un morphème qui n’est pas lié est un morphème libre. Les morphèmes libres sont autonomes dans les énoncés et peuvent être employés seuls. chant- dans chanteur est un morphème libre puisqu’il peut apparaître tel quel dans un énoncé où il fonctionne alors comme forme verbale conjuguée = chante (présent, 1ère personne et 3ème personne du singulier). C’est sa forme phonologique (/ʃɑ̃t/) qui compte ici et non sa représentation morphologique tronquée (chant-). La segmentation en morphèmes devant opérer à partir d’une représentation phonologique des mots, c’est bien le morphème verbal chant- qui est identifié, non le morphème nominal chant comme le suggère le découpage sur la forme orthographique du mot. La même chose pour le mot beauté. Ce mot est formé d’un morphème libre, beau, et d’un morphème lié -té.
a. chanteur = | chant- /ʃɑ̃/ |
-eur /tœr/ |
b. beauté = | beau– /bo/ |
-té /te/ |
---|---|---|---|---|---|
libre radical |
lié affixe |
libre radical |
lié affixe |
Faire l’exercice 1
Cet exercice porte sur la segmentation de mots en morphèmes.
Morphologie des langues - 4.3. Radical, base et affixes
4.3. Radical, base et affixes
Dans les exemples 4.1.Les mots et les morphèmes, nous avons des mots dérivés (refaire et souhaitable); c’est-à-dire des unités lexicales obtenues à partir d’autres mots ; respectivement faire et souhait(er). Ces morphèmes libres sont des radicaux dans les mots dérivés et ce qui a été ajouté pour former un autre mot est un affixe.
De même pour la forme conjuguée chantons de 25. Elle est obtenue par affixation au radical du verbe chant(er), du morphème de conjugaison -ons (1ère personne du pluriel).
Considérons maintenant les mots dérivés suivants qui contiennent plus de deux morphèmes :
a. nationaliser → nation+al+is+er
b. nationalisation → nation+al+is+ation
c. dénationalisation → dé+nation+al+is+ation
Le radical commun est le nom nation. Les affixes sont les suivants :
- -al : est un affixe adjectival qui permet de former un adjectif à partir d’un nom.
-
(nation → national)
- -is : est un affixe verbal qui permet de former un verbe à partir d’un adjectif.
-
(national → nationalis(er)).
- -er : est un affixe infinitival qui permet de former un infinitif à partir d’un verbe.
-
(nationalis → nationaliser).
- -ation : est un affixe nominal qui permet de faire un nom à partir d’un verbe.
-
(nationalis → nationalisation).
- dé- : est un affixe qui permet de faire un verbe à partir d’un autre verbe.
-
(nationaliser → dénationalis(er)).
Chacun de ces affixes peut entrer en relation avec une forme de départ qui est soit un mot simple soit un mot complexe. Un affixe se caractérise par la nature catégorielle de l’unité - simple ou complexe - qui entre en construction avec lui. Cette unité est appelée une base. On peut ainsi reformuler les descriptions précédentes en utilisant la notion de base :
- -al est un affixe adjectival qui a pour base un nom.
- -is est un affixe verbal qui a pour base un adjectif.
- -er est un affixe infinitival qui a pour base un verbe.
- -ation est un affixe nominal qui a pour base un verbe
- dé- est un affixe qui a pour base un autre verbe.
Pour un affixe donné, sa base peut être simple ou complexe. Quelques exemples :
BASE SIMPLE | BASE COMPLEXE | |
---|---|---|
-al | national = nation +al | gouvernemental = [gouverne+ment]+al |
-is | fragilis(er) = fragil+is(er) | nationaliser =[nation+al]+is(er) |
-er | créer = cré+er | nationaliser =[nation+al+is]+er |
-ation | création = cré+ation | nationalisation =[nation+al+is]+ation |
dé- | défaire = dé+faire | dénationaliser =dé+[nation+is+er] |
À la différence de la base, un radical est toujours un morphème unique. Par ailleurs, un mot complexe – hormis les mots composés – a un seul radical, mais peut avoir plusieurs bases ; autant qu’il y a d’affixes. Le mot complexe dénationalisation a pour radical nation et chaque affixe est en construction avec une base différente. Ces bases sont nation (=radical) pour l’affixe adjectival -al, national, pour l’affixe verbal -is, nationalis- pour l’affixe nominal -ation, et nationalisation pour l’affixe dé-.
Faire les exercices 5, 6, 7, 8, 9, 10 et 11
Ces exercices portent sur l’analyse de mots dérivés ; un même suffixe peut avoir des significations différentes selon la nature catégorielle de la base avec laquelle ils entrent en construction.
Morphologie des langues - 4.4. Les affixes
4.4. Les affixes
Les affixes sont de plusieurs types selon la place qu’ils occupent par rapport à leur base :
- préfixes
- suffixes
- infixes
- circonfixes
- suprafixes
4.4.1. Les préfixes
Les préfixes se placent devant la base :
Langue | Préfixe | Exemple |
---|---|---|
français | dé- in- anti- post- |
défaire (dé+faire) inavouable (in+avouable) anticorps (anti+corps) postopératoire (post+opératoire) |
anglais | un- pre- |
unhappy (un+happy) preview (pre+view) |
gallois | ech- | Echnos = “nuit d’avant” : ech “avant”+ nos “nuit” |
géorgien | v- | Vc’er = “j’écris” : v- “1ère personne”+ c’er “écrire” |
tzotzil | x- | Xna = “ma maison” : x- “1ère personne du singulier” + na “maison” |
4.4.2. Les suffixes
Les suffixes se placent derrière la base :
Langue | Suffixe | Exemple |
---|---|---|
français | -able -ons -ment -iste |
acceptable (accept+able) chantons (chant+ons) lentement (lente+ment) gréviste (grév+iste) |
anglais | -s | books (book+s) |
italien | -ate -eto |
parlate (parl+ate) “vous parlez” uliveto = “oliveraie” : ulivo “olive” + ate (collectif) |
turc | -luk -cik -mek -im |
oburluk = “gourmandise” : obur “gourmand(e)”+luk (propriété)” evcik = “maisonnette” : ev “maison”+ cik (diminutif) kesmek = “couper”: kes- “coup(er)”+ mek (infinitif) seçim = élection" : seç- “choisir”+ im (action) " |
japonais | -te -ru |
kakite = “écrivain” : kak(i)- “écrire” + te (agent) taberu = “mange” : tabe- “manger” + ru (présent) |
yolof | -u | uatu = “se raser” : uat “raser” + u (réfléchi) “se raser” |
4.4.3. Les infixes
Les infixes prennent place dans la base. En arabe, le radical verbal est identifié par trois consonnes (KTB= écrire, KKM= parler, FTH= ouvrir, HBB= aimer, …). La dérivation verbale et la variation aspectuelle se fait par infixation. Quelques exemples à partir du radical KTB= écrire :
KiTāBun : livre
KāTiBun : écrivain
maKTaBun : bureau
KāTiBun : écrivain
KaTaB : écrire
KuTiB : a été écrit
Dans les exemples qui suivent, les infixes ne se présentent pas sous une forme discontinue comme en arabe, mais comme une syllabe supplémentaire (ou parfois uniquement une consonne comme en lituanien) qui vient s’insérer dans la structure syllabique du radical :
Langue | Infixe | Exemple |
---|---|---|
tagalog | um | tumakbo = “courir” : takbo radical de “écrire” + um (infinitif) |
balangao | in | ?inib?a = “conpagnons” : ib?a “conpagnon” + in (pluriel) |
lituanien | n | sninga = “il neige” : snig- “neiger” + n (présent) |
kamhmu | sr | srnee = “vrille” : see “perforer” + sr (instrument) |
4.4.4. Les circonfixes
Les circonfixes ont un statut très controversé dans la plupart des théories linguistiques en morphologie. A priori, un circonfixe est un affixe qui se place de part et d’autre de la base. Il s’agit par conséquent d’un morphème discontinu. Le statut des circonfixes est problématique car il est toujours possible d’analyser ce type de segment discontinu comme la conjonction d’un préfixe et d’un suffixe (on parle alors de dérivation parasynthétique). Exemples possibles mais discutables :
Langue | Circonfixe | Exemple |
---|---|---|
allemand | ge…t | gemacht : mach- “faire” + ge…t (participe passé) “fait” |
français | en…er a…ir |
emprisonner (prison+em…er) assouplir (souple+a…ir) |
Voyons comment les verbes emprisonner et assouplir, formés à partir des radicaux prison et souple peuvent être avantageusement analysés comme faisant intervenir une préfixation et une suffixation plutôt que de faire appel à la notion de circonfixe.
Dans le verbe emprisonner le préfixe em- et le suffixe d’infinitif -er peuvent être traités comme un circonfixe dans la mesure où la présence du premier segment implique la présence du second, et inversement : le mot *emprison n’existe pas, de même que le verbe *prisonner. La même chose pour assouplir, l’adjectif *assouple n’existe pas, ni le verbe *souplir. Ce qui apparaît comme étant ici un circonfixe est en réalité une présence simultanée d’un préfixe et d’un suffixe que l’on retrouve dans la langue indépendamment l’un de l’autre.
Considérons les deux autres exemples suivants comparables aux précédents :
Langue | Circonfixe | Exemple |
---|---|---|
français | en…er | ensabler (sable+en…er) |
a…ir | amaigrir (maigrir+a…ir) |
Ensabler contrairement à emprisonner ne pose pas de problème ; on obtient le verbe sabler à partir du nom sable et on forme ensuite le verbe ensabler à partir du verbe sabler. De même pour amaigrir : maigrir est formé à partir de l’adjectif maigre, puis amaigrir est formé à partir de maigrir. La particularité d’emprisonner et d’assouplir provient du fait que la dérivation fait intervenir un mot qui n’est pas attesté dans la langue. L’absence des verbes *prisonner et *souplir doit être considérer comme un accident dans le lexique du français (le verbe *prisonner pourrait très bien exister et avoir pour signification “être en prison”). Toutes les possibilités offertes par la morphologie ne sont évidemment pas systématiquement exploitées par le lexique. Par conséquent, le cas des verbes emprisonner et assouplir en français ne doit pas être traité comme dérivés au moyen d’un circonfixe. Lorsque la formation d’un mot met en jeu simultanément un préfixe et un suffixe on parlera de dérivation parasynthétique. Cela montre par ailleurs que l’analyse morphologique d’un mot doit prendre en considération les autres contextes dans lesquels apparaît l’affixe problématique, et qu’il est nécessaire parfois de restituer dans la formation d’un mot des formes morphologiquement possibles mais non attestées dans la langue. Un autre exemple qui cette fois repose sur une attestation : le mot covoiturage pourrait également être analysé à priori au moyen d’un morphème discontinu (= voiture + co…age) ou d’une dérivation parasynthétique (préfixe + suffixe). En fait, ce mot est tout à fait régulier dans sa formation : à partir du nom voiture, on obtient le verbe voiturer, puis le nom voiturage par suffixation, et enfin covoiturage par préfixation. Ce qui donne à penser que le mot covoiturage comporterait un circonfixe ou serait du type parasynthétique tient au fait que le verbe voiturer et le nom voiturage ne sont pas d’un usage courant dans la langue. Mais ces mots sont cependant bien attestés dans la langue.
En conclusion, un véritable circonfixe - si cette notion est pertinente - se devrait d’obéir à une définition stricte de constituant discontinu. Cette définition est la suivante : la séquence A…B constitue un constituant discontinu si, et seulement si, la présence de A implique la présence de B, et la présence de B implique la présence de A.
Dans les exemples du tagalog donnés précédemment, nous avions bel et bien un authentique morphème discontinu de chaque côté de l’infixe (radical verbal = su…lat “écrire”). Mais -point important- il s’agissait là d’un radical et non d’un affixe.
Faire l’exercice 4
Cet exercice porte sur un possible morphème discontinu.
4.4.5. Les suprafixes
Les suprafixes sont des affixes prosodiques. Ils se placent “au dessus” dans la représentation phonologique. En phonologie, la prosodie couvre l’intensité, la hauteur et la durée. Les langues qui font un emploi distinctif de la prosodie peuvent utiliser l’accent (intensité), les registres ou les tons (hauteur) et l’opposition voyelle brève / voyelle longue ou consonne simple / consonne géminée (durée) également pour la dérivation et pour la flexion des mots. En fait on ne trouve attestés dans les langues que des exemples de flexion avec des suprafixes qui font varier la hauteur. En ngbaka, langue de la République démocratique du congo à trois registres (haut, moyen et bas), les registres interviennent dans la conjugaison des verbes. Dans l’exemple suivant un registre haut sur la voyelle du radical correspond à un futur, alors qu’un registre bas correspond à un parfait :
Langue | Suprafixe | Exemple |
---|---|---|
ngbaka | ’ = haut ` = bas |
wá = tirer (futur) : wa radical de “tirer” + ’ (futur) wà = tirer (parfait) : wa radical de “tirer” + ` (parfait) |
kinyarwanda | ’ = haut | nagíye = “je suis allé” (passé immédiat) : nagiye= “je suis allé” (passé) |
4.5. Les radicaux comme morphèmes liés
Il faut prendre garde à ne pas confondre morphème lié et affixe. Un affixe est toujours un morphème lié, tandis qu’un morphème lié n’est pas nécessairement un affixe. Dans les mots dérivés, il y a un radical et un ou plusieurs affixes. Le radical peut être un morphème libre comme dans les exemples donnés précédemment (chanteur et beauté notamment), mais le radical peut aussi se présenter sous une forme liée. Quelques exemples :
a. populaire = popul- (RADICAL) -aire (SUFFIXE)
→ peuple morphème libre
→ popul- morphème lié
b. charnel = charn- (RADICAL) -el (SUFFIXE)
→ chair morphème libre
→ charn- morphème lié
c. anguleux = angul- (RADICAL) -eux (SUFFIXE)
→ angle morphème libre
→ angul- morphème lié
Dans les mots, populaire, charnel et anguleux, on ne retrouve pas les morphèmes libres, que sont respectivement peuple, chair et angle. En lieu et place du morphème libre, on a un allomorphe, c’est-à-dire une forme liée, associée dans le lexique à une forme libre. L’allomorphe est une notion comparable à celle d’allophone ou de variante combinatoire en phonologie. Popul- est un allomorphe de peuple dans populaire, charn- est un allomorphe de chair dans charnel, angul- est un allomorphe de angle dans angulaire. Certains mots ont même plusieurs allomorphes. C’est le cas notamment du radical du verbe aller :
allomorphes du radical de aller : {al-, ir-, v- et aill-}
Une précision pour finir cette présentation des différents affixes - précision qui n’est pas inutile car il y a souvent une confusion à propos de la définition même des préfixes et des suffixes (confusion présente même dans des manuels de linguistique). La nature exacte des affixes est déterminée par leur place par rapport au radical ou par rapport à leur base. Dans le mot nationalisation (nation+al+is+ation) dont le radical est le morphème libre nation, il y a trois affixes : -al, -is et -ation. Tous les trois sont suffixes dans la mesure où ils sont placés après le radical ou après leur base. Les morphèmes -al- et -is ne sont pas des infixes en vertu du fait qu’ils apparaissent à l’intérieur du mot. De même, -ation n’est pas un suffixe en vertu de sa place dans le mot. C’est un suffixe parce qu’il est placé après le radical nation ou mieux encore - parce qu’il est placé après sa base verbale nationalis(er).
4.6. Morphèmes et allomorphes
Les mots populaire, charnel et anguleuxl une forme liée : popul-, charn- et angul- sont des allomorphes d’un morphème libre dans le contexte d’un suffixe particulier. Les morphèmes libres correspondants sont peuple, chair et angle. Le morphème libre peuple prend la forme popul- lorsqu’il entre en construction avec le suffixe adjectival -aire. On retrouve ici la notion d’allophone ou de variante combinatoire de la phonologie, puisqu’un même élément se réalise différemment selon le contexte dans lequel il apparaît. Comme pour les allophones ou variantes combinatoires, il convient de déterminer ce qui est pertinent dans le contexte pour expliquer la présence de l’allomorphe. Dans ce qui suit nous nous intéresserons donc à la distribution des allomorphes.
Je rappellerai tout d’abord le principe même de la variation contextuelle en phonologie et les deux types d’explication des variantes combinatoires.
4.6.1. La variation contextuelle en phonologie
Nous savons qu’en français méridional, il existe un phonème /e/ qui se réalise phonétiquement [e] en syllabe ouverte comme dans pré et qui se réalise [ɛ] en syllabe fermée comme dans père. Cet exemple de variation contextuelle est représentée par le schéma suivant :
Dans cet exemple, la distribution des deux sons ne repose sur aucune propriété phonétique particulière. Il n’y a pas de relation naturelle entre la différence phonétique d’aperture entre les deux voyelles [e] et [ɛ] et la nature ouverte ou fermée de la syllabe. Il s’agit là d’une distribution strictement phonologique qui s’appuie sur les particularités du système phonologique de la langue française. Il n’y a donc pas d’explication phonétique pour cette distribution.
Dans l’exemple allemand suivant, c’est différent :
Il existe en allemand un phonème consonantique /x/, qui selon le contexte se réalise phonétiquement soit comme une fricative palatale [ç], soit comme une fricative vélaire [x]. La fricative palatale apparaît dans le contexte droit d’une voyelle palatale, comme dans le mot de négation nicht et la fricative vélaire apparaît dans le contexte droit d’une voyelle vélaire, comme dans le mot nacht “nuit”. Cette fois, la variation contextuelle est d’ordre phonétique, puisque le point d’articulation de la consonne fricative est conditionné par son contexte gauche. La consonne est palatale si la voyelle est palatale et la consonne est vélaire si la voyelle est vélaire. Autrement dit, il s’agit d’une assimilation progressive ; on garde pour la consonne finale le point d’articulation mis en place pour la voyelle. Il y a bien cette fois une explication phonétique.
On a ainsi deux types de variantes combinatoires ou contextuelles en phonologie, celles qui à l’instar de l'exemple allemand sont conditionnées par le contexte phonétique, et celles qui à l’instar de l'exemple français sont conditionnées uniquement par la structure phonologique de la langue.
4.6.2. La variation contextuelle en morphologie
De façon comparable, on doit distinguer en morphologie, les allomorphes qui sont conditionnés par le contexte phonologique et ceux qui sont conditionnés par le contexte strictement morphologique.
Voyons quelques exemples. Les allomorphes se rencontrent aussi bien dans le domaine des radicaux, que dans celui des affixes. On aura donc des allomorphes de radicaux, des allomorphes de préfixes et des allomorphes de suffixes (pour le français). Dans les exemples qui suivent, on a trois types de contextes pour expliquer la présence d’un allomorphe : les deux premiers s’appuient sur des propriétés phonologiques tandis que le troisième est d’ordre strictement morphologique. 1) La présence d’un allomorphe peut être déclenchée par le contexte phonologique. 2) Un allomorphe peut apparaître dans un contexte phonologique particulier sans qu’il y ait pour autant une explication phonologique. 3) La présence d’un allomorphe s’explique uniquement par la présence d’un autre morphème particulier sans que la forme phonologique de celui-ci soit en cause. Ces trois cas de figure sont illustrés respectivement par des exemples avec préfixes, avec suffixes et avec allomorphie du radical.
Le premier exemple d’allomorphie concerne le préfixe antonyme dé-. Comme le montre le schéma ci-dessous ce préfixe peut se réaliser dé- ou dés- (on ne tient pas compte ici de la variante orthographique des- (dessaler, dessorganiser) qui se ramène à dé- sur le plan phonologique) :
Le morphème dé(s)- a deux allomorphes dont la distribution est réglée par ce qui se trouve à l’initiale de la base lexicale. Ce premier exemple simple de variation repose sur une propriété phonologique (distinction entre voyelles et consonnes).
Le deuxième exemple concerne le suffixe -(i)er qui permet d’obtenir un nom d’arbre à partir du nom du fruit. Ce suffixe se réalise soit comme -ier [je] : prunier, marronnier, pommier, poirier, olivier… soit comme -er [e] : oranger et pêcher. Bien que cela ne soit pas évident de prime abord, la forme du suffixe est déterminée par la consonne finale de la base lexicale. Le suffixe -er est avec une base qui se termine par une consonne chuintante [ʃ] ou [ʒ]. Dans ce cas la forme du suffixe est liée au contexte phonologique gauche mais contrairement à l’exemple précédent, il n’y a pas d’explication phonétique ou phonologique à cette distribution. La semi-consonne [j] du suffixe -ier peut très bien apparaître dans le contexte d’une chuintante comme dans les mots rangiez ou marchiez. La répartition entre les deux contextes n’est pas évidente dans la mesure où il n’y a pas beaucoup de fruits dont le nom se termine en [ʃ] ou [ʒ]. On pourrait très bien considérer les terminaisons en -er pour les noms d’arbre comme des formes irrégulières et non comme une contrainte imposée par la consonne chuintante. Mais cette répartition se vérifie également pour les noms de métier qui se terminent également en -(i)er. Si la base lexicale se termine par une chuintante, on a le suffixe -er, comme dans boucher, vacher, fromager, horloger… alors que dans tous les autres contextes, on a le suffixe -ier, comme dans crémier, cuisinier, serrurier, teinturier… Bien entendu, il n’y a pas de relation entre le suffixe qui permet de former un nom d’arbre et le suffixe qui permet de faire un nom de métier. Il s’agit donc de deux suffixes homophones. Le point important ici est que ces deux suffixes obéissent à la même contrainte phonologique : tous les deux ont des allomorphes dont la distribution est réglée par la consonne finale de la base lexicale :
Les noms d’arbres
Les noms de métiers
Le troisième exemple de variation contextuelle concerne cette fois le radical. C’est dans ce domaine que l’on rencontre le plus d’allomorphe. Revenons sur l’exemple de peuple et populaire. On a deux séries de mots dérivés, ceux qui sont obtenus à partir du morphème peuple (peuplade, peuplement, peupler, dépeupler) et ceux qui sont formés à partir du morphème lié popul- (populaire, population, populace, popularité, populisme). Dans ce cas on dira que le morphème lié popul- est un allomorphe du morphème libre peuple. Mais contrairement aux deux exemples précédents, il n’y a pas d’explication phonologique à cette distribution entre les deux radicaux. On doit se contenter d’enregistrer que le morphème libre prend la forme popul- lorsqu’il est en construction avec le suffixe adjectival -aire, et avec les suffixes nominaux -ation, -ace, et -isme. C’est donc le suffixe lui-même qui gouverne la forme du radical. La variation est ici strictement morphologique (l’explication doit faire intervenir des considérations historiques sur la formation des mots qui sortent du cadre stricte de la morphologie).
Un autre exemple caractéristique d’allomorphie est présentée dans le tableau ce-dessous. Dans la conjugaison des verbes, certains radicaux comportent plusieurs allomorphes. Il en va ainsi du verbe aller qui a quatre allomorphes, all-, v-, i- et aill-. Comme le montrent les différents exemples extraits de la conjugaison du verbe, l’allomorphe all- est requis par la présence du morphème d’infinitif, par la présence du morphème d’imparfait, par la présence du morphème de première personne du pluriel au présent, et par la présence du morphème de passé simple. L’allomorphe v- est requis par le morphème de présent (seulement à la 1e, 2e et 3e personne du singulier et à la 3e personne du pluriel), l’allomorphe ir- est propre au futur et au conditionnel, et l’allomorphe aill- appartient au subjonctif :
all- | v- | i- | aill- |
---|---|---|---|
allait allions allons allâmes ... |
vais va vont ... |
irai iras irions ... |
aille aillions ailliez ... |
Faire les exercices 14, 15, 16, et 17
Ces exercices portent sur les allomorphes : allomorphie de l’affixe (préfixe ou suffixe) ou allomorphie du radical.