2. Exercices de phonologie

2.3. Neutralisation et archiphonème

Exercice 29 : [e] et [ɛ] en français standard

Soit le corpus suivant :

armée [aʁme] axer [akse]
blé [ble] buffet [byfɛ]
bêtise [betiz] cède [sɛd]
cèpe [sɛp] céda [seda]
dette [dɛt] défi [defi]
espoir [ɛspwaʁ] guerre [gɛʁ]
hésite [ezit] hêtre [ɛtʁ]
lettre [lɛtʁ] messe [mɛs]
métal [metal] nef [nɛf]
marée [maʁe] paix [pɛ]
perdu [pɛʁdy] poney [ponɛ]
gué [ge] thé [te]
pétard [petaʁ] reste [ʁɛst]
vallée [vale] rocher [ʁoʃe]
rêve [ʁɛv] gai [gɛ]
sauter [sote] sellier [selje]
servi [sɛʁvi] terre [tɛʁ]
tesson [tesɔ̃] veine [vɛn]
vert [vɛʁ] été [ete]
écrou [ekʁu] épris [epʁi]
taie [tɛ] étal [etal]
marais [maʁɛ] valet [valɛ]
était [etɛ]
  1. Quelles sont les paires minimales dans ce corpus ? Que peut-on en conclure ?

  2. Dans quel contexte trouve-t-on les paires minimales ?

  3. Pour les mots qui ne sont pas dans une paire minimale, quelle est la distribution des voyelles [e] et [ɛ] ? De quel type de distribution s'agit-il ?

  4. Précisez la distribution des deux voyelles pour l'ensemble du corpus (tous les mots, y compris ceux des paires minimales) et dites de quel type de distribution il s'agit. Que peut-on en conclure pour l'opposition [e] vs [ɛ] ?

Soit les couples de mots suivants :

aimer [eme] - aime [ɛm]
gêner  ene] - gêne  ɛn]
neiger  [neʒe] - neige  [nɛʒ]
  1. Pourquoi la voyelle du radical du verbe (soulignée) change de timbre dans chacun des couples de mots ?

Soit les deux séries de mots a et b :

a) maison,effort, erreur, blaireau

b) père, pivert, sel, rêve

  1. Dans la première série de mots, la voyelle soulignée peut être prononcée [e] ou [ɛ], tandis que dans la seconde série, on ne peut avoir que la voyelle [ɛ]. Peut-on expliquer ce contraste ?

Corrigé Exercice 29
  1. Les paires minimales du corpus sont les suivantes :

    marée [maʁe] marais [maʁɛ]
    vallée [vale] valet [valɛ]
    gué [ge] gai [gɛ]
    été [ete] était [etɛ]
    thé [te] taie [tɛ]

    L'existence de paires minimales permet de conclure que les sons [e] et [ɛ] sont deux phonèmes en français standard, phonèmes /e/ et /ɛ/.

  2. Les voyelles des paires minimales sont dans des syllabes ouvertes. De plus, la syllabe qui les contient est en finale de mot (il n'y a pas de paires minimales entre [e] et [ɛ] ailleurs que dans ce contexte).

  3. Distribution des voyelles [e] et [ɛ] pour les mots autres que ceux qui interviennent dans les paires minimales :

  4. syllabe ouverte syllabe fermée
    [defi]
    [tesɔ̃]
    [petaʁ]
    [epʁi]
    [seda]
    [betiz]
    [sote]
    [selje]
    [byfɛ]
    [ekʁu]
    [ʁoʃe]
    [aʁme]
    [ble]
    [pɛ]
    [metal]
    [ezit]
    [akse]
    [etal]
    [ponɛ]
    défi
    tesson
    pétard
    épris
    céda
    bêtise
    sauter
    sellier
    buffet
    écrou
    rocher
    armée
    blé
    paix
    métal
    hésite
    axer
    étal
    poney
    [gɛʁ]
    [vɛʁ]
    [nɛf]
    [mɛs]
    [sɛʁvi]
    [ɛspwaʁ]
    [sɛd]
    [vɛn]
    [dɛt]
    [pɛʁdy]
    [ʁɛv]
    [sɛp]
    [lɛtʁ]
    [tɛʁ]
    [ɛtʁ]
    [ʁɛst]
    guerre
    vert
    nef
    messe
    servi
    espoir
    cède
    veine
    dette
    perdu
    rêve
    cèpe
    lettre
    terre
    hêtre
    reste

    [e] est en syllabe ouverte

    [ɛ] est en syllabe ouverte ou fermée

    Autrement dit :

    En syllabe ouverte, on peut avoir [e] ou [ɛ]

    En syllabe fermée, on ne peut avoir que [ɛ]

    Il s'agit donc d'une distribution partiellement complémentaire. En français méridional, on a une distribution complémentaire entre les deux voyelles (voir l'exercice 22). Dans ce dialecte, les mots buffet, poney et paix sont prononcés avec un [e]. Par ailleurs, il est impossible d'avoir des mots (en français standard et méridional) avec un [e] en syllabe fermée. En syllabe fermée, on ne peut avoir que la voyelle [ɛ].

  5. Si l’on considère l’ensemble des mots du corpus, il y a toujours une distribution partiellement complémentaire puisque les voyelles [e] et [ɛ] des paires minimales sont en syllabe ouverte alors qu’en syllabe fermée, il n’y a que la voyelle [ɛ]. Par ailleurs, il convient de prendre en compte la place de la syllabe dans le mot. En fin de mot et en syllabe ouverte, on peut avoir aussi bien [e] que [ɛ]. C’est le contexte des paires minimales (ex : marée [maʁe], marais [maʁɛ]), mais pas seulement (ex : poney [ponɛ]). Ailleurs, il y a neutralisation de la distinction entre [e] et [ɛ] et la représentation phonologique des mots contient un archiphonème (/E/) dont la réalisation phonétique est conditionnée par la nature de la syllabe : [e] en syllabe ouverte et [ɛ] en syllabe fermée.

    Schématiquement, on peut résumer l'analyse comme suit :

    Les deux sons : [e] [ɛ]
    constituent deux phonèmes : /e/ /ɛ/
    dans le contexte : syllabe fermée et en fin de mot
    Ailleurs, il y a une neutralisation qui donne lieu à un archiphonème : /E/
    qui se réalise phonétiquement : [e] [ɛ]
    dans le contexte :


    en syllabe ouverte en syllabe fermée

    Tableau récapitulatif :

    Place de la syllabe dans le mot dernière syllabe ailleurs
    Type de la syllabe syllabe ouverte syllabe fermée syllabe ouverte syllabe fermée
    Statut phonologique de l'opposition deux phonèmes [e] et [ɛ] un archiphonème /E/
    (paires minimales) (pas de paires minimales)
    Réalisation phonétique [e] ou [ɛ] [ɛ] [e] [ɛ]
  6. Dans ces couples de mots, morphologiquement apparentés (deux formes d'un même verbe), l'alternance [e]/[ɛ] dans la radical du mot est due à la nature de la syllabe ; [e] lorsque la syllabe est ouverte, [ɛ] lorsque la syllabe est fermée.

    ex: neige [nɛʒ] (une seule syllabe, fermée)
    neiger [neʒe] (deux syllabes, la première syllabe est ouverte)

    Le fait d'ajouter ou de retrancher une voyelle derrière la consonne du radical (le radical est en gras dans l'exemple précédent) a pour effet de modifier la structure syllabique du mot. La syllabe fermée du mot [nɛʒ] devient une syllabe ouverte car la consonne finale devient la consonne initiale de la seconde syllabe lorsque la voyelle est ajoutée.

  7. Les mots de la première série admettent deux prononciations :

    ex: maison [mezɔ̃] ou [mɛzɔ̃]

    tandis que ceux de la seconde série n'ont qu'une seule prononciation possible:

    ex: père [pɛʁ] et jamais *[peʁ]

    Cette différence de comportement s'explique par la distribution des voyelles [e] et [ɛ] ; [e] et [ɛ] peuvent apparaître en syllabe ouverte tandis qu'en syllabe fermée, on ne peut avoir que [ɛ]. La première syllabe des mots de la première série est une syllabe ouverte ([e] et [ɛ] sont ainsi possibles), alors que la syllabe des mots de la seconde série est une syllabe fermée (uniquement [ɛ]). D'autre part, la syllabe qui contient la voyelle [e] et [ɛ] des mots de la première série est la première syllabe du mot. Étant donné qu'il ne s'agit pas de la dernière syllabe, la distinction phonologique entre les phonèmes /e/ et /ɛ/ est ici neutralisée. Dans ce contexte particulier (première syllabe et syllabe ouverte) les deux sons [e] et [ɛ] fonctionnent comme des variantes libres. On peut remplacer l'un par l'autre sans que cela affecte la reconnaissance du mot. D'ailleurs, nous ne savons pas toujours très bien si nous disons [mezɔ̃] ou [mɛzɔ̃]. La nature phonétique exacte de la voyelle dépend des habitudes articulatoires de la région (variation dialectale), de la personne (variation individuelle), du moment ou du contexte d’énonciation (variation stylistique). Ce qui importe pour l'analyse phonologique, c'est le fait que les deux voyelles soient possibles dans ce contexte, alors que cela est impossible pour les mots ayant une syllabe fermée.