Cours - 6. Concaténation et concomitance

6. Concaténation et concomitance

6.1. Paradigme morphologique et paradigme de mots

Concaténation et concomitance sont les deux principaux processus qui permettent de combiner les morphèmes dans les mots. Tous les exemples de mots complexes que nous avons vus jusqu’à présent mettaient en jeu un processus d’affixation : autour d’une base ou d’un radical, un morphème se présente sous la forme d’un segment qui peut être isolé par l’opération de segmentation. Mais les mots complexes ne se sont pas tous de ce type. En français, et de manière générale, on distingue deux processus : la concaténation et la concomitance, les deux pouvant également se combiner. Pour comprendre ce qui sépare ces deux processus, je procéderai à une comparaison de plusieurs paradigmes. Ces différents paradigmes sont à trouver ci-dessous et sont numérotés de 1 à 6. À chaque fois, il s’agit d’un paradigme dans la mesure où tous les mots de chaque paradigme partagent une propriété commune ; il y a un élément de signification commun à l’ensemble des mots du paradigme.

1 2 3 4 5 6
normalement immoral chanteur cheval beau le
fortement illégal conducteur chevaux belle la
sûrement irréel directeur les
exactement inavoué organisateur
impossible
  • Paradigmes morphologiques (ensembles ouverts) = paradigmes 1, 2 et 3
  • Paradigmes de mots (ensembles fermés) = paradigmes 4, 5 et 6
  • Dans le premier paradigme, tous les mots contiennent le suffixe adverbial -ment
  • Dans le second paradigme, il s’agit du préfixe négatif in-
  • Dans le troisième paradigme, il s’agit du suffixe -eur
  • Dans le quatrième paradigme l’élément de signification commun est le concept de “cheval”
  • Dans le cinquième, c’est la propriété qui se rapporte à la “beauté”
  • Dans le dernier, c’est la définitude : les trois article le, la et les expriment la catégorie du défini.

Deux types de paradigmes se dégagent : ceux qui sont construits à partir d’un affixe : ce sont les paradigmes 1, 2 et 3 et ceux qui sont construits à partir d’une propriété commune qui n’est pas identifiable par un segment dans le mot. On parlera de paradigme morphologique pour le premier type et de paradigme de mots pour le second. Notons qu’il y a une différence très nette entre les deux types de paradigmes. Les paradigmes 1,2 et 3 sont des paradigmes ouverts - les points de suspension dans le tableau signalent cette propriété. Les mots de ces paradigmes sont très nombreux et il serait vain de vouloir en donner une liste exhaustive. Les paradigmes 4, 5 et 6 sont pour leur part des ensembles fermés. Il n’est pas possible d’ajouter d’autres mots sans dénaturer le paradigme. Comme on peut s’en douter, ce qui différencie ces différents paradigmes c’est la segmentation et la forme des morphèmes.

Il y a une gradation du paradigme 1 au paradigme 6. Dans le paradigme 1, la segmentation en morphèmes ne pose aucune difficulté et l’élément commun – le suffixe adverbial -ment - est invariablement le même. À l’autre bout, le paradigme 6 contient des mots qui ne peuvent pas faire l’objet d’une segmentation ; il serait absurde de procéder à un découpage aboutissant à isoler la consonne « l » de l’article le, la et les comme le segment correspondant au morphème défini. En fait, aucune segmentation n’est possible dans ce type de mots ; chaque article est un tout non segmentable.

Entre ces deux extrêmes, on a des cas intermédiaires qui relèvent soit d’un paradigme morphologique, soit d’un paradigme de mots. Dans le paradigme 2, la segmentation n’est pas problématique. Mais la forme du préfixe varie en fonction de la base (préfixe ayant pour allomorphes : in-, im-, il-, ir-). Je laisse de côté pour le moment le paradigme 3, j’y reviendrai plus tard. Notons simplement que la segmentation des mots avec le suffixe agentif (-eur) est également sans problème. Du côté des paradigmes de mots, les mots contenus dans le paradigme 4 ne peuvent pas être segmentés en deux morphèmes ; le mot cheval aurait alors les morphèmes chev- et -al et chev- et -aux pour chevaux. L’identification du morphème de nombre (-al pour le singulier et -aux pour le pluriel) n’est pas une difficulté en soi (on retrouve ces morphèmes de nombre dans les mots normal/normaux, artisanal/artisanaux, continental/continentaux… dans lesquels l’adjectif est formé à partir d’un nom norme, artisan, continent…) mais l’autre segment, la partie restante, chev- n’est pas identifiable à un morphème car on ne le retrouve pas dans d’autres mots complexes. Dans les mots chevalin et chevalier, la suffixation se fait sur la base cheval et non sur l’hypothétique base chev-. Néanmoins, il y a quelque chose de régulier pour le nombre, puisque l’opposition entre les terminaisons -al et -aux se rencontre dans d’autres mots : bocal/bocaux, amiral/amiraux, oral/oraux. Ce sont là des mots complexes non-construits.

La situation est pire en ce qui concerne le paradigme 5. Ce qui vaut pour le couple cheval/chevaux vaut également pour le couple beau/belle (la variation porte cette fois sur le genre et non sur le nombre), mais cette fois, il paraît encore plus difficile de considérer la simple consonne “b” de beau(x) et belle(s) comme un morphème dont la signification serait la part commune aux deux ou quatre mots (selon que l’on prend en compte ou pas les formes pluriels). De plus, l’alternance -eau/-elle comme marque du genre grammatical est beaucoup moins productive dans la langue que l’opposition de nombre entre -al et -aux. En ce qui concerne le dernier paradigme, si la segmentation était possible nous devrions avoir trois segments : un pour la définitude, un pour le genre grammatical, et un pour le nombre, car chacun des mots du paradigme contient ces trois informations. Ces trois informations sont représentées ci-dessous par une matrice de traits morphologiques :

français
  • le = + défini - féminin - pluriel
  • la = + défini + féminin - pluriel
  • les = + défini +/- féminin + pluriel

Avant de commenter les propriétés morphologiques des articles français, considérons tout d’abord le cas plus simple, car plus réguliers, de ces mêmes articles en espagnol :

espagnol
  • el = + défini - féminin - pluriel
  • la = + défini + féminin - pluriel
  • los= + défini - féminin + pluriel
  • las = + défini + féminin + pluriel

Les quatres articles définis de l’espagnol {el, la, los, las} forment un système régulier ; deux articles singuliers {el, la} et deux articles pluriels {los, las}, deux articles masculins {el, los} et deux articles féminins {la, las}. Ce système est représenté par un tableau à double entrée où chaque entrée définit une opposition :

espagnol

GENRE GENRE
-FÉMININ +FÉMININ
NOMBRE -PLURIEL el la
NOMBRE +PLURIEL los las

On laissera de côté ici la question de savoir s’il convient de décrire le genre grammatical au moyen du trait [±FÉMININ] ou [±MASCULIN], de même que le choix entre les traits [±PLURIEL] et [±SINGULIER] peut être considéré comme non pertinent ici.

La description des articles de l’espagnol repose sur un système de traits morphologiques dont le nombre est déterminé par 1) la propriété commune à l’ensemble des quatre articles. Ici il s’agit du trait de définitude [+DÉFINI] (le trait [–DÉFINI] caractérise le système des articles indéfinis {un, una, unos, unas}). 2) les traits oppositifs qui caractérisent les différences entre les quatre articles. C’est un système régulier car toutes les combinaisons des traits oppositifs [±FÉMININ] et [±PLURIEL] sont représentées dans la langue (la même chose pour les trois traits [±FÉMININ], [±PLURIEL] et [±DÉFINI] et si l’on prend en compte cette fois l’ensemble des articles).

Ce type d’analyse n’est pas sans rappeler la description des phonèmes au moyen de traits phonologiques.

Revenons au français maintenant. La différence entre l’espagnol et le français, est qu’en français il n’y a pas de distinction de genre pour les articles au pluriel. Il y a donc neutralisation de l’opposition de genre (signalée par l’emploi du signe ± dans la matrice des traits du français). La description de cet article contient un trait oppositif neutre quant à l’opposition de genre : [±FÉMININ]. Le système correspondant aux matrices morphologiques des articles définis du français est le suivant :

français

GENRE GENRE
-FÉMININ +FÉMININ
NOMBRE -PLURIEL le la
NOMBRE +PLURIEL les les