Cours - 4. Les morphèmes

4.6. Morphèmes et allomorphes

Les mots populaire, charnel et anguleuxl une forme liée : popul-, charn- et angul- sont des allomorphes d’un morphème libre dans le contexte d’un suffixe particulier. Les morphèmes libres correspondants sont peuple, chair et angle. Le morphème libre peuple prend la forme popul- lorsqu’il entre en construction avec le suffixe adjectival -aire. On retrouve ici la notion d’allophone ou de variante combinatoire de la phonologie, puisqu’un même élément se réalise différemment selon le contexte dans lequel il apparaît. Comme pour les allophones ou variantes combinatoires, il convient de déterminer ce qui est pertinent dans le contexte pour expliquer la présence de l’allomorphe. Dans ce qui suit nous nous intéresserons donc à la distribution des allomorphes.

Je rappellerai tout d’abord le principe même de la variation contextuelle en phonologie et les deux types d’explication des variantes combinatoires.

4.6.1. La variation contextuelle en phonologie

Nous savons qu’en français méridional, il existe un phonème /e/ qui se réalise phonétiquement [e] en syllabe ouverte comme dans pré et qui se réalise [ɛ] en syllabe fermée comme dans père. Cet exemple de variation contextuelle est représentée par le schéma suivant :

phonème /e/ suivi d'une double flèche allant vers le bas ; une vers la droite et l'autre vers la gauche

Dans cet exemple, la distribution des deux sons ne repose sur aucune propriété phonétique particulière. Il n’y a pas de relation naturelle entre la différence phonétique d’aperture entre les deux voyelles [e] et [ɛ] et la nature ouverte ou fermée de la syllabe. Il s’agit là d’une distribution strictement phonologique qui s’appuie sur les particularités du système phonologique de la langue française. Il n’y a donc pas d’explication phonétique pour cette distribution.

Dans l’exemple allemand suivant, c’est différent :

double flèche allant vers le bas ; une vers la droite et l'autre vers la gauche

Il existe en allemand un phonème consonantique /x/, qui selon le contexte se réalise phonétiquement soit comme une fricative palatale [ç], soit comme une fricative vélaire [x]. La fricative palatale apparaît dans le contexte droit d’une voyelle palatale, comme dans le mot de négation nicht et la fricative vélaire apparaît dans le contexte droit d’une voyelle vélaire, comme dans le mot nacht “nuit”. Cette fois, la variation contextuelle est d’ordre phonétique, puisque le point d’articulation de la consonne fricative est conditionné par son contexte gauche. La consonne est palatale si la voyelle est palatale et la consonne est vélaire si la voyelle est vélaire. Autrement dit, il s’agit d’une assimilation progressive ; on garde pour la consonne finale le point d’articulation mis en place pour la voyelle. Il y a bien cette fois une explication phonétique.

On a ainsi deux types de variantes combinatoires ou contextuelles en phonologie, celles qui à l’instar de l'exemple allemand sont conditionnées par le contexte phonétique, et celles qui à l’instar de l'exemple français sont conditionnées uniquement par la structure phonologique de la langue.

4.6.2. La variation contextuelle en morphologie

De façon comparable, on doit distinguer en morphologie, les allomorphes qui sont conditionnés par le contexte phonologique et ceux qui sont conditionnés par le contexte strictement morphologique.

Voyons quelques exemples. Les allomorphes se rencontrent aussi bien dans le domaine des radicaux, que dans celui des affixes. On aura donc des allomorphes de radicaux, des allomorphes de préfixes et des allomorphes de suffixes (pour le français). Dans les exemples qui suivent, on a trois types de contextes pour expliquer la présence d’un allomorphe : les deux premiers s’appuient sur des propriétés phonologiques tandis que le troisième est d’ordre strictement morphologique. 1) La présence d’un allomorphe peut être déclenchée par le contexte phonologique. 2) Un allomorphe peut apparaître dans un contexte phonologique particulier sans qu’il y ait pour autant une explication phonologique. 3) La présence d’un allomorphe s’explique uniquement par la présence d’un autre morphème particulier sans que la forme phonologique de celui-ci soit en cause. Ces trois cas de figure sont illustrés respectivement par des exemples avec préfixes, avec suffixes et avec allomorphie du radical.

Le premier exemple d’allomorphie concerne le préfixe antonyme -. Comme le montre le schéma ci-dessous ce préfixe peut se réaliser - ou dés- (on ne tient pas compte ici de la variante orthographique des- (dessaler, dessorganiser) qui se ramène à - sur le plan phonologique) :

double flèche allant vers le bas ; une vers la droite et l'autre vers la gauche

Le morphème (s)- a deux allomorphes dont la distribution est réglée par ce qui se trouve à l’initiale de la base lexicale. Ce premier exemple simple de variation repose sur une propriété phonologique (distinction entre voyelles et consonnes).

Le deuxième exemple concerne le suffixe -(i)er qui permet d’obtenir un nom d’arbre à partir du nom du fruit. Ce suffixe se réalise soit comme -ier [je] : prunier, marronnier, pommier, poirier, olivier… soit comme -er [e] : oranger et pêcher. Bien que cela ne soit pas évident de prime abord, la forme du suffixe est déterminée par la consonne finale de la base lexicale. Le suffixe -er est avec une base qui se termine par une consonne chuintante [ʃ] ou [ʒ]. Dans ce cas la forme du suffixe est liée au contexte phonologique gauche mais contrairement à l’exemple précédent, il n’y a pas d’explication phonétique ou phonologique à cette distribution. La semi-consonne [j] du suffixe -ier peut très bien apparaître dans le contexte d’une chuintante comme dans les mots rangiez ou marchiez. La répartition entre les deux contextes n’est pas évidente dans la mesure où il n’y a pas beaucoup de fruits dont le nom se termine en [ʃ] ou [ʒ]. On pourrait très bien considérer les terminaisons en -er pour les noms d’arbre comme des formes irrégulières et non comme une contrainte imposée par la consonne chuintante. Mais cette répartition se vérifie également pour les noms de métier qui se terminent également en -(i)er. Si la base lexicale se termine par une chuintante, on a le suffixe -er, comme dans boucher, vacher, fromager, horloger… alors que dans tous les autres contextes, on a le suffixe -ier, comme dans crémier, cuisinier, serrurier, teinturier… Bien entendu, il n’y a pas de relation entre le suffixe qui permet de former un nom d’arbre et le suffixe qui permet de faire un nom de métier. Il s’agit donc de deux suffixes homophones. Le point important ici est que ces deux suffixes obéissent à la même contrainte phonologique : tous les deux ont des allomorphes dont la distribution est réglée par la consonne finale de la base lexicale :

Les noms d’arbres

double flèche allant vers le bas ; une vers la droite et l'autre vers la gauche

Les noms de métiers

double flèche allant vers le bas ; une vers la droite et l'autre vers la gauche

Le troisième exemple de variation contextuelle concerne cette fois le radical. C’est dans ce domaine que l’on rencontre le plus d’allomorphe. Revenons sur l’exemple de peuple et populaire. On a deux séries de mots dérivés, ceux qui sont obtenus à partir du morphème peuple (peuplade, peuplement, peupler, dépeupler) et ceux qui sont formés à partir du morphème lié popul- (populaire, population, populace, popularité, populisme). Dans ce cas on dira que le morphème lié popul- est un allomorphe du morphème libre peuple. Mais contrairement aux deux exemples précédents, il n’y a pas d’explication phonologique à cette distribution entre les deux radicaux. On doit se contenter d’enregistrer que le morphème libre prend la forme popul- lorsqu’il est en construction avec le suffixe adjectival -aire, et avec les suffixes nominaux -ation, -ace, et -isme. C’est donc le suffixe lui-même qui gouverne la forme du radical. La variation est ici strictement morphologique (l’explication doit faire intervenir des considérations historiques sur la formation des mots qui sortent du cadre stricte de la morphologie).

Un autre exemple caractéristique d’allomorphie est présentée dans le tableau ce-dessous. Dans la conjugaison des verbes, certains radicaux comportent plusieurs allomorphes. Il en va ainsi du verbe aller qui a quatre allomorphes, all-, v-, i- et aill-. Comme le montrent les différents exemples extraits de la conjugaison du verbe, l’allomorphe all- est requis par la présence du morphème d’infinitif, par la présence du morphème d’imparfait, par la présence du morphème de première personne du pluriel au présent, et par la présence du morphème de passé simple. L’allomorphe v- est requis par le morphème de présent (seulement à la 1e, 2e et 3e personne du singulier et à la 3e personne du pluriel), l’allomorphe ir- est propre au futur et au conditionnel, et l’allomorphe aill- appartient au subjonctif :

all- v- i- aill-
allait
allions
allons
allâmes
...
vais
va
vont
...
irai
iras
irions
...
aille
aillions
ailliez
...

Faire les exercices 14, 15, 16, et 17
Ces exercices portent sur les allomorphes : allomorphie de l’affixe (préfixe ou suffixe) ou allomorphie du radical.